(L to R) Anne Hathaway stars as Esther Graff and Jeremy Strong stars as Irving Graff in director James Gray's ARMAGEDDON TIME, a Focus Features release. Courtesy of Anne Joyce/Focus Features

Les Chroniques de Poulet Pou : retour sur Armageddon Time. Tu comprendras plus tard, mon fils

Tu comprendras plus tard, mon fils, AKA c’est pour ton bien. Quelle bénédiction que de ne pas avoir d’enfant, se dit lâchement votre humble serviteur tourneboulé. Je n’avais pas envie de le voir, tant les flops successifs (en ce qui me concerne, ne vous fâchez pas) de The Immigrant, Lost City of Z et Ad Astra m’avaient vacciné du cinoche de Gray. Or les avis positifs, lus ici ou là, ont fait que je me suis forcé, et je remercie les conseilleurs, car le film redistribue les cartes — pas exactement Pokémon, il s’agit des missions Apollo, si j’ai bien compris ce que l’infortuné camarade du héros collectionnait. Vous avez, vous, compris que j’ai beaucoup aimé. OK, le film a contre lui une bande-annonce rébarbative, la sempiternelle lumière jaune de Khondji, et un aspect chronique familiale/coming-of-age/400 Coups vu et revu. Mais ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est ce qu’il a pour lui, à savoir à-peu-près tout le reste.

Primo, contrairement aux apparences, ce n’est nullement vu et revu. Il y a bien une référence au classique de Truffaut, mais à part ça, aucune bordée de fastidieuses citations ne m’a sauté au visage, pas comme à chaque coin de scène du maniériste Z. Et surtout, ça faisait un bail que je n’avais pas croisé un film (hollywoodien) aussi moelleux dans son rendu qu’âpre dans son propos. Depuis Phantom Thread ? Je ne sais pas, peu importe (en fait, si, je sais, depuis Crimes of the Future, mais c’est moins évident, et pas tout à fait hollywoodien). Mais ne nous égarons pas dans le futur, revenons à notre Armageddon eighties, dont nos années 2020 présentes sont d’ailleurs le futur. Qu’y apprend le héros ? Que le monde est pourri, et qu’il va falloir mettre lui aussi les mains dans la saleté. Que dis-je les mains, elles y sont déjà, préparez votre scaphandre, jeune homme.

Secundo, j’ai trouvé le film extrêmement subtil dans sa forme. On est à hauteur d’enfant de, quoi, 11-12 ans, à l’aise dans un monde où les adultes — parmi eux, il n’y a plus que grand-père avec qui on est en phase — sont devenus des masses lourdes et bêtes, dont on peut se jouer. On ne s’en prive pas, et on ne se rend tout d’abord pas compte de ce que ce jeu, prolongé un peu trop longtemps, est en train de faire de nous — à ce titre, la scène où le héros fait un odieux caprice à table est formidable, car elle oblige le spectateur à s’éloigner du gamin, et à se questionner. Bien vite, nous (spectateur + héros, le film fabrique sans cesse cette espèce de bifocale) serons forcés de nous apercevoir que les mots de l’instituteur lourd et bête, que nous écoutions d’une oreille distraite en ricanant, n’étaient pas des paroles en l’air — nous sommes en classe de sixième, chaque jour augmente sur nos épaules le poids des responsabilités.

Nous ne pouvons fuir, nous avons été chassés du monde gratuit du perpétuel présent et du jeu enfantin, c’est le moment de la catastrophe — d’où le titre, bien sûr. Nous avons été jetés dans le monde réel et injuste, où l’existence du temps se fait cruellement sentir (bouleversantes scènes avec le grand-père, ne pas se fier à la bande-annonce, Hopkins est super), et où — comme le dit une incarnation de Maryanne Trump, sœur de, prononçant son allocution devant les élèves de l’école privée où a été envoyé le héros — tout se paye. Et le pire, c’est que les faibles paieront plus que les autres. Telle est la leçon qu’aura apprise le jeune Paul, qui lui permettra de comprendre, dans toute sa complexité, l’amour que son père qu’il croyait haïr lui porte. Amère consolation tirée d’une leçon amère — avec laquelle chacun doit trouver une façon de vivre, faite de promesses, de compromis et de compromissions.