Entretien avec Jawad Rhalib, réalisateur du film Amal, un esprit libre – première partie : les contours d’un film dénonciateur et juste

Amal, un esprit libre sort dans les salles françaises ce mercredi 17 avril. Ce film, qui aborde de manière précise et documentée le sujet du prosélytisme et de la radicalisation au sein du système scolaire belge, témoigne d’un certain malaise actuel. Adoptant un style documentaire et empruntant au réalisme social, Jawad Rhalib expose la réalité des faits, en plaçant son personnage féminin au cœur de la tourmente liée à la montée de l’islamisme. Le cinéaste nous a accordé une interview pour échanger autour de ce film, qui est un véritable coup de poing contre la nocivité de l’extrémisme.

Qu’est-ce qui a nourri votre imagination et quelles ont été les étapes d’élaboration du scénario ?

La question de l’école s’est posée bien avant que je commence à réfléchir à ce film. Quand j’étais jeune, lorsque les professeurs entraient en classe, on ne pouvait pas contester un mot ou une phrase d’un cours sans être puni. Les parents étaient toujours du côté des professeurs et non des enfants, ce qui, malheureusement, n’est souvent plus le cas aujourd’hui.

Oui, c’est exactement ce que vous décrivez dans ce film.

Exactement. Il y a ce respect que nous avons perdu, le rôle de l’école qui est là pour ouvrir les esprits et donner un avenir aux enfants, et surtout pas pour confirmer leurs convictions. J’ai réalisé un long métrage documentaire intitulé Au temps où les Arabes dansaient. Après sa vie festivalière et sa sortie en cinéma (pas en France), nous avons réuni pratiquement 5000 jeunes, gratuitement, dans des salles de cinéma à Bruxelles. Ce documentaire suit des artistes en pleine création dans le monde arabo-musulman, au Maroc, en Égypte, en Iran, en France, et en Belgique. J’ai filmé ces artistes en plein processus de création, mais ils se posaient la question de jusqu’où on peut aller, de ce qu’on peut dire ou ne pas dire, et de si l’on doit prendre le risque de heurter des sensibilités. C’est la question classique que tout artiste arabe se pose, et souvent, ils finissent par se censurer ou subir la censure de la part de producteurs, d’exploitants, de diffuseurs, etc.

Après la projection pour ce film, nous avions regroupé des classes de plusieurs écoles. Il y avait au moins 350 jeunes. Parmi eux, quelques-uns prenaient la parole, étaient vraiment radicalisés, prêts à insulter ou à contester. Les professeurs et les directeurs ou directrices d’école étaient là, pour les accompagner. Ils ne réagissaient pas. J’étais étonné, et je me disais qu’ils allaient finir par demander le silence, l’écoute, le débat, l’échange mais ce n’était pas le cas. Après une discussion avec ces membres du corps professoral et les dirigeants d’établissements, nous étions étonnés par leur mutisme. Celui-ci est justifié par la peur.

Vous sentez une différence de rigueur, de discipline aussi, ou une volonté de nuire via le langage ou de ne pas respecter les règles.

Exactement. Beaucoup d’échanges ont eu lieu, et Lubna Azabal a rencontré ces jeunes lors d’une des séances. Elle a débattu avec eux. Elle avait déjà rencontré les professeurs à ce moment-là. Ceux-ci ont témoigné, beaucoup plus tard, sur leur vie quotidienne, notamment la crainte d’aborder des sujets sensibles, de subir des insultes, etc. Ainsi, dès 2018, j’ai commencé à travailler sur Amal, un esprit libre.

Durant l’écriture du scénario, n’aviez-vous pas peur d’être la cible d’attaques, d’être traité d’islamophobe ?

Les critiques, quoi qu’on fasse, on les aura. En sortant de BFMTV, où j’étais en direct, on m’envoie un tweet de quelqu’un qui a fait une capture d’écran de l’interview et qui écrit que le film est largement financé par le CNC. Or, le film est belge, donc ni coproduit par la France, ni par le CNC. Sans même avoir vu le film, les gens tweetent déjà et créent des polémiques. On ne peut pas contrôler ces personnes.

En tant que cinéaste, quand j’aborde un thème, je ne peux pas commencer à réfléchir à comment il va être récupéré, par qui, si je vais être insulté… Si on commence à penser à ça, on ne fait rien. Je me suis documenté. J’ai travaillé des années avec des professeurs, des directeurs. J’ai assisté à des séances, pour comprendre ce qui se passe, et pour être juste.

Le film en est à sa 10e semaine en Belgique, dans les salles de cinéma, et a reçu plusieurs prix du public. Les professeurs confirment ce qui se passe. Il n’y a jamais eu de contestation. Pourquoi ? Parce que je me suis documenté pour ne laisser aucune place au moindre doute et à la moindre contestation. Sinon, le film ne servirait à rien.

Donc, quand on me traite d’islamophobe, ça ne vient pas de gens de culture arabo-musulmane. C’est bizarre. Parfois, je vois des petites publications, mais c’est très rare. Ce sont plutôt des individus qui s’appellent Robert, David, etc., qui m’insultent, et ce n’est pas anodin.

Dans le film, on voit bien que vous vous êtes documenté. C’est d’une justesse terrible. Cela permet d’aborder au mieux les faits et de bien les expliquer au spectateur.

Complètement.

Pensez-vous que vous êtes un peu dans la lignée du réalisme social dans vos œuvres ?

Ken Loach est mon inspiration. Quand j’ai démarré mes documentaires il y a des années, j’étais toujours dans ce niveau du réalisme social, du cinéma du réel.

C’est quand même le grand cinéaste du réalisme social. Vous utilisez en fait la même structure narrative que Ken Loach. Est-ce que vous mélangez une forme documentaire et aussi fictionnelle ?

Oui. Il y a une forme documentaire, mais on reste quand même dans une fiction. J’ai voulu travailler sur une narration intense et mettre en place un thriller au sein de l’école. J’adore voir des films où je m’installe et où l’on m’amène vers des explications et les présentations des personnages. Après, je rentre dans l’intrigue. J’ai envie de m’accrocher à mon siège du début à la fin. Il ne faut pas lâcher le spectateur. C’est vraiment mon style. Je veux faire passer un message qui pousse le public à réfléchir, et qui reste dans la tête longtemps après pour qu’on puisse faire bouger les lignes.

Est-ce que c’est dans un souci documentaire que vous utilisez le décor du bureau de la directrice pour expliquer ce qui se passe en salle de classe ?

Tout à fait. On parle de la directrice. Pour moi, en termes d’écriture, tous les personnages ont raison et défendent leur point de vue. Je ne veux pas les juger. Ils se jugent entre eux. Je les laisse se défendre et se confronter aux autres. Ainsi, on crée ce débat réel, réaliste. Je deviens observateur.

Vous retranscrivez les propos et les faits pour donner une argumentation plus épaisse.

Ils ont les textes, les dialogues. Ils sont chargés. Il faut un travail de préparation. Je ne répète pas les scènes pendant les répétitions, ni avec Lubna Azabal.

Vous laissez libre cours aux interprètes.

Je ne suis pas acteur, mais cinéaste. Ce n’est pas mon travail, mais le leur. Ils connaissent mieux l’acting que moi. Je ne fais que diriger, corriger, repositionner les choses. Ce qui est important est de filmer l’imprévisible. À part Lubna Azabal ou Fabrizio Rongione, les autres n’avaient pas accès au scénario. Il n’y avait que leurs scènes. Ils ne savaient pas le jeu de provocation que je préparais. Je leur disais comment réagir.

Ce jeu spontané était-il fait pour instaurer un climat d’angoisse ?

Oui, installer tout. Il fallait qu’ils réagissent à l’imprévisible. C’est le réel. Ils me donnent une matière réaliste. Je déteste voir des films où il y a des champs et des contre-champs, où je sens que chaque acteur attend la fin d’une réplique pour dire la sienne. Je n’ai pas envie de voir cela. Je vais chercher cette spontanéité.

Vous préférez l’utilisation des plans fixes.

Oui. Cela me permet d’être dans un véritable combat de boxe entre les personnages et d’observer.

Est-ce que les décors de la salle de classe ou celui du bureau de la direction sont utilisés pour créer un étau autour du personnage principal, et que le film soit bien plus qu’un drame, mais une œuvre oppressante ?

Oui. C’est choisi. Il y a l’exemple de la scène dans la salle de l’imprimante. Je voulais enfermer Amal dans cette pièce, à côté de Nabil. Je voulais emmener Amal vers l’enfermement, et pratiquement vers la folie. Elle devient claustrophobe, voit des choses que les autres ne veulent pas voir. Elle peut se poser des questions, si elle est dans le tort, dans cette folie. C’est une femme engagée et qui veut sauver ses élèves qu’elle aime. Elle veut tellement les aider qu’elle se laisse aller, dépérir.

Amal est-elle un personnage à la fois fragile et assez déterminé à faire respecter les règles civiques ?

On ne peut pas dire le contraire. Elle refuse de se soumettre, et ne veut pas laisser ces enfants. Elle souhaite porter secours, les sortir des griffes de l’islamisme.

Comment s’est investi Fabrizio Rongione pour ce rôle délicat, qui suscite peurs et inquiétudes ?

C’est un excellent acteur. Il fallait construire un personnage qui avance doucement et qui vous pique, quelqu’un à éviter, avec une voix mielleuse, avec une douceur en apparence. Je voulais un Nabil qui soit à l’opposé d’Amal, cette femme qui s’énerve, crie en face d’un homme calme. Je lui donnais comme indication d’interpréter un homme lisse, un monsieur lisse au premier abord, en costume-cravate, comme l’on voit sur les plateaux de télévision, une sorte de gendre idéal. On a travaillé comme cela.

Concernant Lubna Azabal, comment ce choix vous est-il venu à l’esprit ?

Pas une seconde d’hésitation. C’est une grande interprète, qui est concernée par ce sujet. Elle est touchée par ce thème, par les événements. Il fallait une actrice comme elle pour que cela transpire à l’écran. Lubna n’a pas hésité. On a discuté, échangé, pendant des années, sur ce personnage. Le moindre détail a été soigné, documenté, pour que l’on sache comment un professeur doit faire pour régler les situations, les conflits avec les élèves en question. Lubna devait montrer cette capacité de décision et de résolution des problèmes. Tout passe par la discussion.

Ethelle Gonzalez Lardued, qui joue Jalila, est une révélation. Comment cette jeune actrice a-t-elle su saisir toute la violence de cette adolescente et s’immiscer dans la peau de cette élève qui cristallise les problèmes ?

Quand on écrit, on établit une documentation et on fournit à l’actrice toutes les clés, les informations nécessaires pour jouer. Elle doit faire un travail de recherche, lire, comprendre. Elle avait tout pour interpréter Jalila. Après les essais et les échanges, j’étais convaincu que c’était Ethelle qui devait l’incarner, alors qu’elle était initialement prévue pour jouer une autre élève.

Propos recueillis par Sylvain Jaufry le 16 avril 2024.