Christopher Nolan : Histoire, mémoire, magie et rêves

Avec Oppenheimer, Christopher Nolan s’attaque pour la première fois véritablement à l’Histoire et au réel le plus brûlant, celui de la bombe atomique. Certes, il avait déjà réalisé Dunkerque sur le débarquement en Normandie lors de la Seconde Guerre Mondiale, mais l’avait transformé en exercice de style sur le film de guerre, considérant les divers éléments (eau, terre, air) avec des données temporelles distinctes. Cette fois-ci, il se confronte via la forme du biopic à toute la densité existentielle d’un être humain ayant réellement existé, après tant de détours par la fiction. Cette rencontre avec le réel devait fatalement avoir lieu. On peut même ajouter qu’à l’alternance Trilogie Dark Knight et films plus personnels, a succédé une autre alternance entre des films de genre (Interstellar, Tenet) et des films sur l’Histoire (Dunkerque, Oppenheimer). C’est l’occasion de revenir sur toute l’oeuvre de Christopher Nolan, film par film, en s’apercevant qu’il a créé l’événement, presque à chaque fois.

David Speranski


Following : la matrice de l’oeuvre

Certains critiques peuvent écrire sans états d’âme « Nolan n’est pas un grand cinéaste« . Ils feraient bien de (re)voir Following. En seulement soixante-dix minutes, l’auteur d’Oppenheimer prouve qu’il est du moins un cinéaste-né. Il lui suffit d’une minute pour nous accrocher définitivement jusqu’à la fin du film. « Ce qui suit est ma version, ou plutôt l’histoire de ce qui s’est passé ». Le film est à peine commencé que Nolan nous oblige à nous demander de quelle histoire ou version le personnage parle, pourquoi trois lignes temporelles s’entrelacent, en étant identifiées par l’état physique du personnage (cheveux mi-longs et mal rasé, ou bien en complet cravate ou encore le visage tuméfié), ce qui peut bien expliquer le passage de l’une à l’autre.

Bill, chômeur qui rêve d’être écrivain, essaie de retrouver l’inspiration en suivant des inconnus, sans but mercantile ou visée sexuelle, simplement pour imaginer leur vie. Il croise un jour Cobb un cambrioleur qui s’introduit dans la maison des gens et bouleverse ainsi leur quotidien. Il va devenir son ombre, son double, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive qu’il est en fait le jouet d’une machination diabolique…

Dans Following, tout est déjà là. Le premier plan sur des mains enfilant des gants, celles d’un voleur qui pourraient aussi bien être celles d’un magicien, d’un maître des illusions. Les fétiches : une photo collée trois fois sur un mur, celle du sourire de Jack Nicholson dans Shining, lorsqu’il tente d’enfoncer une porte fermée à coups de hache, représentant l’admiration indéfectible pour Stanley Kubrick (Nolan présentera à Cannes la version restaurée de 2001) ; un autocollant affiché sur une porte, celui du logo de Batman, annonçant avec des années d’avance la trilogie Dark Knight. Le jeu avec le temps, comme dans Oppenheimer, le personnage principal, Bill, étant représenté trois fois à des moments différents de l’histoire, et la narration entrelaçant ces trois moments, de manière faussement aléatoire et rigoureusement précise. Le personnage de femme sacrifiée, la Blonde, figure de femme fatale, n’existant qu’en fonction des desideratas et des développements des figures masculines, tout comme ce sera le cas pour Kitty et Jean Tatlock dans Oppenheimer. La thématique du double, Bill et Cobb étant deux faces d’une même pièce et Bill fusionnant dans l’imitation de son modèle, en devenant son ombre, sa réplique parfaite. La manière dont Nolan fait comprendre, en même temps qu’il avance dans son histoire, la structure de sa narration, faisant participer le spectateur activement à la construction de son film.

Tout est déjà là, Par manque d’argent, Christopher Nolan a tourné son film tous les week-ends, par petits bouts, accumulant les prises pour un résultat bluffant de maîtrise. On souhaite à tous les grands cinéastes de pouvoir en faire autant.

David Speranski


Memento : mémoire en miroir

Leonard Shelby (Guy Pearce) enquête sur le meurtrier de sa femme, un certain John G., celle-ci étant morte asphyxiée suite à un cambriolage qui aurait mal tourné. Mais après avoir reçu un coup sur la tête, Leonard a perdu la mémoire immédiate des choses – êtres et évènements – si bien qu’il doit tout noter et ne se sépare jamais d’un polaroïd avec lequel il prend en photo les personnes avec lesquelles il entre en relation, agrémentées à chaque fois d’un commentaire positif ou négatif selon les circonstances. Il va jusqu’à se faire tatouer sur le corps certains faits et/ou informations qu’il recueille au cours de son enquête. Une enquête troublante au travers de la mémoire d’un homme en quête du meurtrier de sa femme comme il l’est de sa propre identité.

Comme nombre de films de Christopher Nolan, Memento se prête à un jeu de reconstruction de l’intrigue de la part du spectateur. Il s’agit de reconstituer le puzzle d’un récit explosé, dont les éléments sont disséminés à travers la diégèse; à l’image du corps de Leonard traversé par des tatouages constituant autant de faits et d’indices relevant de son enquête, en fait la nôtre – ou si l’on préfère, celle du spectateur – en quête de l’identité du meurtrier. Particularité du film de Nolan, les évènements nous sont présentés selon un ordre chronologique inverse, de la fin de l’intrigue à son début. Séquence en couleurs entrecroisée avec une séquence chronologique en noir et blanc qui suit l’ordre temporel « normal » au cours de laquelle Leonard mène une conversation téléphonique avec un inconnu et où il nous fait le récit d’une autre enquête, celle qu’il a menée pour le compte d’une compagnie d’assurances au cours de laquelle il a dû investiguer sur le cas d’un certain Sam Jenkis, soupçonné de simuler le désordre mental dont il souffre, à savoir le même mal de perte de la mémoire immédiate dont souffre Leonard. Et les deux séquences d’alterner au montage.

Comme si la vérité oscillait sans cesse d’un extrême à l’autre et que chaque personnage devait tantôt attirer notre sympathie pour l’instant d’après inspirer notre dégoût et/ou notre répulsion, en un jeu de miroirs réfléchissants qui met mal à l’aise un spectateur déboussolé privé des repères habituels du polar – sentiment de malaise que partage ce dernier avec le personnage principal.

Du parallélisme trouble entre Leonard et Jenkis se rapprochent les effets dus à une caractérisation ambiguë et souvent réversible des personnages: l’ami dont il faut se méfier – Teddy – faisant pendant à la serveuse désespérée saisissant l’opportunité du mal dont souffre Leonard pour régler ses problèmes personnels – Natalie. Comme si la vérité oscillait sans cesse d’un extrême à l’autre et que chaque personnage devait tantôt attirer notre sympathie pour l’instant d’après inspirer notre dégoût et/ou notre répulsion, en un jeu de miroirs réfléchissants qui met mal à l’aise un spectateur déboussolé privé des repères habituels du polar – sentiment de malaise que partage ce dernier avec le personnage principal. Personnages qui manipulent sciemment Leonard dans un but d’intérêt personnel, auquel nous nous identifions d’autant plus facilement qu’en raison de la façon dont est structuré le récit, nous n’en savons pas plus – ni moins –  que lui sur ce qui s’est passé juste avant. Du moins jusqu’à un certain point. Car au fur et à mesure que le film avance se reconstruit une globalité – celle de l’intrigue dans sa totalité – à laquelle nous sommes seuls à avoir accès.

Et l’enquête que nous menons dès lors porte plutôt sur l’identité du personnage principal, objet du film, tant les lacunes de sa mémoire nous interrogent sur ce qui le constitue en tant qu’être humain – seules quelques bribes de souvenirs sous forme de flashes nous parviennent de sa vie passée avec son épouse.  L’identité de Leonard est celle que construit le récit a posteriori des aventures de Leonard, ou plutôt celle que ce dernier reconstruit à partir des indices et des faits qu’il recueille. Le film pose la question de savoir de quelle marge de liberté dispose alors le récit enfermé dans la structure close d’un passé qui revient à lui comme on revient à sa source. La réponse est une belle démonstration de toute la liberté possible que confère l’imagination à un créateur tout-puissant. Le personnage de Leonard n’est qu’un double de Christopher Nolan.

Sébastien Lamothe


Insomnia : une obsession de justice

Après Following, le suiveur et Memento, Christopher Nolan réalise Insomnia, un thriller intense réunissant deux grands acteurs du cinéma américain, Robin Williams et Al Pacino. Avec le récit d’un duel psychologique violent entre un tueur narcissique et un inspecteur obsédé par la soif de justice, le cinéaste récite brillamment ses gammes, montant encore en puissance, dans un film où son style commence à s’affiner, avec une ambiance tendue où le corps et l’esprit sont mis à rude épreuve. Bien que ce film prenne des allures de polars, il contient certains éléments caractéristiques du travail de Christopher Nolan, dont la cinématographie est souvent imprégnée de violence, de rapport au temps ou de souffrances physiques, d’une description d’âmes humaines prises dans un tourbillon de confusion. Comme la plupart de ses autres productions, ce long-métrage ne mise pas sur un cinéma grandiose ou spectaculaire, mais sur la psychologie travaillée de ces deux personnages, mélange de perversité, de narcissisme et d’obsession. Insomnia, œuvre de qualité, permet de mieux comprendre ce qu’est le cinéma du réalisateur d’Interstellar, avec deux acteurs au sommet, dont un Robin Williams inquiétant. 

D’une froideur glaciale, d’une violence angoissante et suggérée, Insomnia plonge dans les abîmes du polar, pour en faire ressortir un affrontement plein de tension, où la recherche de la vérité se transforme en véritable quête obsédante. Dans cette traque palpitante, un policier se trouve malmené par un manque de discernement, qui le conduit à perdre un peu le contrôle de son esprit, tout en enquêtant sur un crime sordide perpétré par un pervers psychopathe.

En effet, Christopher Nolan n’a aucunement l’intention de raconter une histoire classique de tueur en série, à la manière d’un David Fincher, le thriller ne faisant pas partie intégrante de son cheminement cinématographique. En réalité, ce qui nourrit sa pensée réside dans la psychanalyse de son personnage principal, un policier troublé par une accusation de l’Inspection Générale, venant en aide à une jeune inspectrice dans le cadre du meurtre d’une lycéenne. Comme dans Memento, il s’agit plus d’une plongée dans les mécanismes de l’esprit. Ainsi, Insomnia s’éloigne d’un polar standard pour décrire les failles psychiques d’une personnalité tourmentée. Les soucis de cet homme mettent alors à mal ses facultés de réflexion, dans une affaire grave plongeant une région désertique dans le chaos et l’insécurité. Christopher Nolan continue de réfléchir sur le fonctionnement psychique, avec son lot de troubles et de perturbations. Al Pacino campe un homme vêtu d’une veste de cuir noir se retrouvant rapidement dans une enquête criminelle qui, peu à peu, le ronge, le dévore, dévoilant ses faiblesses. Loin des caractéristiques habituelles du policier, ce personnage est encore un exemple de cette volonté d’expliciter sur les confusions de l’âme humaine, que Nolan sait retranscrire. Dès le début, tous les protagonistes nous sont présentés comme des hommes perdus dans leurs fonctions, cherchant dans la résolution de ce crime un moyen de retrouver un professionnalisme disparu, sauf ce Will Dormer, sûr de lui et qui va s’investir pleinement dans l’enquête. Pourtant, celui-ci va progressivement sombrer dans une forme de souffrance, touché par des insomnies persistantes altérant ses capacités. C’est là que Nolan joue avec nos nerfs, également celui de son personnage diminué par une fatigue grandissante, dans une atmosphère froide et sombre.  Le scénario argumente sur ces tendances insomniaques, celles-ci devenant un autre adversaire coriace, avec bien sûr la présence d’un tueur manipulateur et organisé. Dans Insomnia, les défaillances se révèlent plus importantes que le duel, et l’environnement montagnard et glacial ne fait que les augmenter. L’autre protagoniste est bien ce milieu naturel, à une époque où le soleil ne se couche pas, favorisant les insomnies, preuve que Nolan utilise ce décor comme déclencheur du déclin physique.  

Insomnia s’amuse à rentrer dans le fonctionnement du cerveau d’un homme désabusé, affrontant un ennemi pervers. Personnage purement nolanien puisque perturbé par une affaire passée (on l’a aussi vu dans Memento), ce Will Dormer rentre dans le piège de la manipulation orchestrée par un Walter Finch profitant de la situation pour s’en sortir. De ces insomnies découle un déséquilibre palpable et un récit surprenant proposant de multiples possibilités et directions, allant vers une fin indécise où tout est possible. Robin Williams interprète parfaitement ce tueur finissant par prendre une ascendance psychologique et tirant profit de la déchéance physique. Christopher Nolan filme une opposition violente, mais contrastée, jouant sur cet équilibre instable. Toutefois, Insomnia ne propose pas qu’une lutte, mais se concentre surtout sur ce manque de sommeil conduisant Will à tuer involontairement son collègue dans une brume épaisse. On peut considérer qu’il existe dans ce film une forme de distorsion du réel, d’une déformation de la réalité touchant la perception et les capacités cognitives de cet inspecteur chevronné, ce rapport au temps et à l’espace que nous verrons dans d’autres films comme Inception ou Tenet. Même si Insomnia reste différent de ces deux films, on peut néanmoins y voir cette évocation d’un réel troublé par un épuisement psychique, surtout par une nature hostile contribuant fortement à cet état de fatigue, dans une région à la permanente luminosité. Avec sa mise en scène, Christopher Nolan met en scène un homme physiquement touché. Les plans rapprochés expriment la douleur d’un personnage face à une lumière aveuglante, et l’ensemble permet au spectateur de rentrer dans ce schéma obsédant, cette envie de justice. Cependant, l’œuvre gagne en qualité une fois que les deux personnages se rencontrent, et que l’écriture insiste sur le rapport de force déséquilibré, entre domination et mental détruit. Dès lors, Insomnia bascule dans une sorte de jeu entre un policier et un meurtrier, un duel psychologique où la faiblesse devient finalement une force pour mettre fin à la folie meurtrière. Dans le rôle de Walter Finch, Robin Williams impressionne encore, alors qu’il avait déjà tourné Photo obsession en 2001. Avec ce film, le metteur en scène valide son entrée dans la cour des plus grands, avant de s’atteler à la réalisation de sa trilogie sur Batman.  

Sylvain Jaufry


Batman Begins : la fêlure sous le masque

Batman est un personnage iconique maintes fois interprété à l’écran, aussi bien sur le petit que sur le grand, en live action ou en animé. Mais parmi toutes ces représentations, seuls deux films et une série animée sortent véritablement du lot: le dyptique Batman / Batman le défi réalisé par le génie décalé Tim Burton et la série animée en découlant de Bruce Timm et Paul Dini.

En dehors de ces adaptations particulièrement sombres, les dernières itérations du Chevalier Noir orchestrées par Joel Schumacher à la fin des années 90 n’étaient que de vastes blagues potaches sous LSD. Toute la violence réaliste, sombre et froide du personnage avait disparu au profit d’une psychologie de pacotille et de personnages tous plus débiles les uns que les autres. Alors quand, en 2005,  sort sur les écrans Batman Begins, les spectateurs sont en droit d’avoir quelques appréhensions.

Son réalisateur, un Anglais seulement connu pour un très bon thriller à petit budget et au montage tordu (Memento) et une première grosse production avec deux têtes d’affiche qui n’a pas trouvé son public (Insomnia), n’est pas forcément rassurant… Cela l’est encore moins, quand on apprend qu’il a décidé d’écrire lui-même (avec l’aide de son frère) le scénario en s’appuyant en partie sur un roman graphique de Frank Miller : Batman : Année Un. Un bon épisode qui retrace les tout débuts du personnage, mais peu commercial et réservé aux fans hardcore.

Alors, un réalisateur qui doit encore faire ses preuves sur une grosse machine, un scénario original écrit de sa main et s’appuyant sur une vision nouvelle et décalée d’un monument de la culture populaire : cela semblait plus qu’osé !

Et pourtant, quelle claque ! Ce film a tout bousculé et a créé un nouveau mythe, une nouvelle façon de représenter les super-héros : à la fois réaliste, sombre et violente, sans artifice, à la réalisation chirurgicale. Le scénario de Nolan pose les bases d’une future trilogie qui changera tout, aussi bien pour le petit que le grand écran : il suffit de voir les séries Daredevil, The Punisher ou encore The Boys pour se rendre compte de l’influence de Batman Begins.

Nolan, non content de réhabiliter le Chevalier Noir, devient avec ce film et ceux qui suivront, le créateur d’un nouveau genre de cinéma : le blockbuster intelligent !

En effet, depuis la création par Steven Spielberg en 1975 du film qui « casse la baraque en période estivale », le blockbuster est devenu au fil des ans une machine à fric, sans âme et sans intérêt. Mais, 40 ans plus tard, l’arrivée de cet Anglais en costume trois pièces, qui impose son contrôle total sur ses œuvres, rend ses lettres de noblesse au genre, et le plaisir coupable devient alors plaisir tout court.

Il faut dire que Batman Begins est avant tout une suite de bonnes idées. Tout d’abord un casting royal, composé de Christian Bale dans le rôle éponyme, soutenu par Michael Caine en un Alfred Pennyworth splendide et touchant et un Gary Oldman en Gordon pas encore commissaire !  Et que dire du grand Liam Neeson en méchant de service plus ambigu et charismatique que jamais ? La qualité de l’interprétation et la direction d’acteurs sont fabuleuses mais ne sont pas en reste face à une réalisation au cordeau, efficace et toujours lisible où les effets spéciaux numériques sont réduits à la portion congrue. C’est du cinéma à l’ancienne tout en étant ultra moderne et cela fait un bien fou.

Le spectateur, tout au long des 2h20 que dure le film, ne verra pas le temps passer et en aura pour son argent, aidé en cela par une musique grandiose et lyrique du plus bel effet due au duo Hans Zimmer et James Newton Howard. Pourquoi deux grands compositeurs pour un seul film ? De l’aveu même de Zimmer qui devait, au départ, signer seul la BO, son style était parfait pour les grandes scènes d’action mais pas pour les moments plus intimistes. D’où cette idée de partager la baguette avec un collègue dont la renommée pour ce type de musique n’est plus à faire. Et force est de reconnaître que le résultat est superbe !

Toutefois, tout n’est pas rose pour autant. Ce film possède de nombreuses qualités, mais aussi un défaut majeur, qui aurait pu tout gâcher : Katie Holmes ! Comment un film parfait à tous les niveaux de réalisation, d’écriture, et de musique, peut-il commettre l’irréparable en proposant le rôle si important de Rachel Dawes,  l’amour de jeunesse de Bruce Wayne, à une actrice aussi médiocre ? Heureusement, Nolan ne commettra pas une deuxième fois la même erreur, et Holmes sera tout bonnement remplacée par Maggie Gyllenhal dans le deuxième opus, pour le bien de tous. Ouf ! Il faut bien avouer qu’elle faisait un peu tâche dans le décor…

Nolan, nous présente ici sa version du Batman. Il en fait un personnage schizophrène et complexe, dont le sens aigu de la justice le sauve de justesse de la folie. Ce n’est pas juste un super-héros tout lisse, sans reproches, sans faiblesses et sans défauts. Il doit vivre avec de profondes cicatrices, frôlant constamment le bord d’un gouffre insondable. A maintes reprises il est tenté d’y plonger tête la première. Mais son sens du devoir, de la responsabilité qu’il a envers les gens qui ne peuvent se défendre seuls, finissent toujours par le faire revenir à la raison.

Cette dichotomie dans le personnage fascine autant qu’elle terrifie et nous renvoie à nos propres peurs. Ces phobies que tout un chacun tente tant bien que mal de dissimuler derrière un masque, social cette fois-ci.

Thomas Artemniak


Le Prestige : Ars Poetica

Après le triomphe de Batman Begins, son premier grand succès, Christopher Nolan a les mains libres. Il en profite pour mettre en scène à la fois sa première adaptation littéraire et son premier film d’époque. Dit comme cela, on pourrait craindre que Nolan soit guetté par l’académisme qui a souvent étouffé ce type de film. Bien au contraire, par ses choix de mise en scène radicaux, caméra à l’épaule, éclairage naturel, montage cut, Le Prestige ne ressemble absolument pas à un film d’époque et semble rendre compte de la période victorienne, comme si elle s’était déroulée la veille, parvenant à rendre justice à son ébullition intellectuelle. Il n’a pourtant pas remporté un grand succès au box-office. En dépit ou à cause de son côté avant-gardiste, il est resté un film méconnu, Néanmoins, pour la plupart des spécialistes de Christopher Nolan, c’est sans doute son plus beau film, jusqu’à Oppenheimer, celui où il se permet de révéler son ars poetica. « Pour moi, Le Prestige résume bien le cinéma, Cela résume bien ce que je fais. L’objectif est également de suggérer au public certaines des idées selon lesquelles le film dévoile lui-même sa narration aux spectateurs. Nous voulons que les gens soient conscients de l’effet que le film exerce sur eux à mesure qu’il progresse devant eux« .

Dans Le Prestige, Nolan se penche sur la rivalité existant entre deux magiciens, Le Grand Danton et Alfred Borden, à l’époque victorienne, à Londres. Cette rivalité jusqu’à la mort ira jusqu’à présenter des numéros de magie concurrents, se piquer des secrets ainsi que des femmes…

Ce qui est frappant, lorsque l’on revoit le film, c’est que Nolan se permet de traiter à égalité des magiciens comme des scientifiques. Il suffit de voir quelques films de Nolan, en particulier celui-ci, pour se rendre compte que la magie et la science sont des éléments consubstantiels et indissociables du pouvoir immense du cinéma sur les spectateurs. Avec Christopher Nolan, il ne s’agit pas seulement de raconter une bonne histoire mais de se trouver au coeur de ce qui fait la magie du cinéma, un mélange de science et d’illusion. Ainsi Le Prestige n’est pas seulement une simple histoire de concurrence entre deux magiciens doués, mais une vision métaphorique du cinéma, un mixage entre artifice et naturel. D’une certaine manière, Le Prestige peut être considéré comme une transposition de l’émulation existant entre les deux frères Nolan, Christopher et Jonathan, essayant de réussir chacun le plus beau tour cinématographique.

D’un côté, la croyance en la magie comme réalisation d’une illusion en trois parties, la Promesse, montrer quelque chose d’ordinaire, le Tour, prendre quelque chose d’ordinaire et lui faire faire quelque chose d’extraordinaire, et enfin le Prestige, car « faire disparaître quelque chose ne suffit pas, il faut le ramener« . De l’autre, une duplication par la science, via l’invention de Nikola Tesla, premier personnage historique de scientifique représenté par Nolan, bien avant Oppenheimer (en vedette invitée, rien moins que David Bowie) qui va donc multiplier les êtres pour faire croire à un prodige qui n’a pourtant rien de magique mais se révèle bien réel. Le cinéma selon Nolan procède des deux, à la fois fantasmagorie où l’on cache l’essentiel et procédé scientifique qui va créer de nouvelles réalités grâce à des effets spéciaux.

Christopher Nolan n’a peut-être jamais exploré autant qu’ici sa thématique du double : réalité naturelle ou duplication scientifique. Cette thématique se trouve au coeur du principal numéro de magie, attraction ultime, que se disputent Angier et Borden, L’Homme transporté, faisant rêver le spectateur sur la possibilité d’ubiquité. Comment être à la fois ici et ailleurs? Selon les deux méthodes, l’art est aussi question de sacrifice : d’un côté, répartition équitable dans la vie privée ou de l’autre, mort par noyade concomitante à une résurrection par l’électricité. Il s’agit par un pacte faustien passé avec soi-même à sacrifier des animaux, du temps, des femmes, voire même sa propre vie.

C’est ce qu’exprime Christopher Nolan dans Le Prestige, et que l’on a assez peu décelé, déchiffré, décrypté : le cinéma, comme la magie, est avant tout affaire de sacrifice. Si l’on n’est pas près d’y sacrifier sa vie, l’art qui en résultera sera de peu d’intérêt.

David Speranski


The Dark Knight – Le Chevalier noir : tout est chaos

The Dark Knight fait suite à Batman Begins, en proposant toujours une vision réaliste du justicier. Sorti en 2008 après Begins en 2005 et Le Prestige en 2006, The Dark Knight offre une vision sombre de l’avancement du projet Batman de Bruce Wayne.

Après avoir établi les origines du super-héros, son affrontement contre Ra’s al Ghul et porté un message d’espoir aux habitants de Gotham dans Begins, Batman affronte son némésis et sa vision du chaos dans la suite. C’est donc le Joker (campé par Heath Ledger ) l’antagoniste principal de ce volet, épaulé par une apparition de l’Epouvantail (interprété par Cillian Murphy) ainsi que par Harvey Dent/Double-Face (Aaron Eckhart) qui mettront à mal le Chevalier Noir dans ce film.

Alors que le premier volet se concentrait sur l’entraînement de Bruce Wayne et les notions de peur et de symbole que pouvait inspirer la venue du justicier dans la ville de Gotham à ses habitants, Nolan préfère se libérer de ces acquis et se concentre plutôt sur la descente aux enfers que provoque le Joker. Ici pas de bienséance, c’est la terreur, la folie et le désespoir qui s’abat sur la ville à mesure que l’histoire se déroule. Cette aura malfaisante est portée par l’arrivée du Joker en ville, qui mettra en mauvaise posture le justicier et les forces de l’ordre, tout en tenant en laisse les familles des mafias de la ville en peu de temps. Tout ce qui intéresse le Joker est de faire ce qu’il lui plait, sans pour autant avoir de plan à l’avance.

Tout ceci est fait dans l’optique de remettre le Batman en question. Si son arrivé a pu calmer certains des malfrats de la ville de peur de le croiser, d’autre n’en ont rien à faire et voient justement son arrivée comme une opportunité. C’est dans ce contexte que les forces de l’ordre tentent de faire régner la justice dans Gotham.

Ce rapport à la justice est représenté par le trio Batman-Gordon-Dent dans le film, qui tentera de faire équipe pour éradiquer la mafia de Gotham.

Malheureusement avec le Joker rien n’est simple, et il montrera à Batman qu’il ne suffit de pas grand-chose pour détourner le plus droit des hommes du bon chemin. C’est ce qui arrivera avec Dent lors du dernier tiers du film. Tiraillé entre amener les malfrats devant le tribunal et rendre justice lui-même, Dent perdra la raison après un évènement déclenché par le Joker et qui le fera devenir Double-Face, passant alors le reste de son temps à décider du sort de ses ennemis en tirant à pile ou face avec une pièce.

Ainsi Nolan met plus en avant les antagonistes que Batman lui-même dans ce film, même s’il a le droit aussi à son arc narratif. Est-il bon pour la ville de continuer son rôle de justicier, doit-il raccrocher le costume, ou même transmettre ses idéaux à quelqu’un ? Toutes ces questions hanteront Bruce Wayne à travers le film.

Mais si on ne devait retenir qu’une chose de ce film serait surement la prestation de Heath Ledger en Joker. Véritable tsunami à l’époque, Ledger a proposé sa version du personnage, complètement différente de celles proposées par Jack Nicholson et César Romero, ici nous avons le droit à un Joker anarchiste, ne voulant qu’une chose : le chaos. Tellement terrifiant dans son rôle que pour l’anecdote, dans la scène du gala pour Harvey Dent où le Joker fait irruption, Michael Caine, tellement abasourdi par la prestance de Ledger lors de son arrivée, en oublie ses dialogues et reste muet. Ce n’est que récemment que le personnage du Joker a pu renaître sur grand écran, dans une version lui faisant honneur, avec Joaquin Phoenix dans le film Joker (la version de Leto ne compte pas).

The Dark Knight a donc posé les bases de ce que sera une des variantes du genre super- héroïque pour la décennie à venir. Un film sombre, réaliste et incroyablement réalisé et ayant un casting parfait, le tout porté par une musique de Hans Zimmer et James Newton Howard. Le scénario et les nombreux dialogues font honneur aux personnages et leur proposent un développement comme rarement vu auparavant dans ce registre de film. Un film qui reste, encore aujourd’hui pour de nombreuses personnes, comme la meilleure adaptation des aventures du Chevalier Noir sur grand écran.

Quentin Eluau


Inception : le pouvoir des rêves

François Truffaut tournait son prochain film contre le précédent, distinguant entre les films faits pour le public et les films réalisés pour soi. On pourrait dire la même chose de Christopher Nolan qui, après ses deux premiers films (Following, Memento) qui ont circonscrit son univers, a ensuite alterné entre films de commande (les trois volets de la Trilogie Dark Knight) et des oeuvres plus personnelles qu’on pourrait, hormis Le Prestige, caractériser comme la Trilogie des In (Insomnia, Inception, Interstellar).

Avec Inception, Christopher Nolan acquiert un nouveau statut, extrêmement rare à Hollywood, celui d’un super-auteur à qui les studios confient des budgets comparables à ceux de blockbusters pour concrétiser des visions personnelles. Un statut extrêmement rare que Kubrick cultivait, et que aujourd’hui, seuls Spielberg, Scorsese ou Cameron peuvent revendiquer. Par conséquent, Nolan est sans doute le plus jeune admis dans ce club très sélect qui lui permet à partir d’Inception de bénéficier des mêmes budgets que ceux qui lui sont alloués pour ses films consacrés à Batman.

Depuis l’arrivée de Christopher Nolan à Hollywood, Inception se distingue aussi comme étant le premier film-cerveau de son auteur à grande échelle, presque dix ans après Memento, c’est-à-dire un film reproduisant les mécanismes neuronaux du cerveau, tout comme ses dysfonctionnements. Suivront ensuite Tenet puis plus récemment Oppenheimer. Pour Nolan, il s’agit ici d’investir le champ des rêves, en reproduisant un certain nombre de comportements habituels des rêveurs (l’impossibilité de mourir dans un rêve, qui fait que l’on se réveille si on y meurt, le sursaut lors du réveil, etc.) et en édictant un lot de règles plus ou moins arbitraires (la notion d’architecte du rêve dans le cadre d’un rêve collectif, les rêves enchâssés les uns dans les autres, leur durée à différents niveaux, etc.) Nolan fait ainsi preuve d’une incroyable inventivité en créant tout un monde de rêves qui s’apparente avec ses différents niveaux à celui d’un jeu vidéo.

Inception innove aussi dans les films de Christopher Nolan, en étant volontairement incompréhensible pendant ses vingt premières minutes. Un revisionnage de l’oeuvre s’avère forcément nécessaire pour mieux les comprendre suite à l’explication du mécanisme des rêves qui survient entre Cobb (nom du personnage de DiCaprio, clin d’oeil au cambrioleur de Following) et Ariane (clin d’oeil à la notion mythologique du Labyrinthe). Nolan reproduira ce fonctionnement pour Tenet ou Oppenheimer, mécanisme qui préexistait déjà plus ou moins dans Following ou Memento.

Inception ressemble à un film de casse à la Michael Mann, voire à un James Bond, cf. toute la dernière partie du film qui fait directement référence à Au service secret de sa Majesté, le Bond préféré de Nolan. Un film de casse mais….dans le monde des rêves. Par conséquent, le film s’avère très brillant, parsemé de visions inoubliables, Paris plié en deux par la puissance de l’esprit d’Ariane, Arthur luttant dans un monde qui n’est plus soumis à la gravité (citation de 2001 de Kubrick), etc. Néanmoins, tout aussi brillant soit-il, il n’est pas complètement exempt de défauts, trois en particulier : 1) une certaine lourdeur qui n’avait pas droit de cité dans les autres films précédents de Nolan, peut-être inhérente à l’infrastructure du blockbuster, consistant à répéter indéfiniment les mêmes actions (ex: les passagers en suspension dans la voiture dans la dernière partie du film). 2) une stigmatisation de la femme fatale, toujours sacrifiée, comme dans ses précédents films, et arborant ici le doux nom de Mal (Marion Cotillard). 3) une représentation beaucoup trop rationnelle des rêves alors que les rêveurs savent bien que des éléments incongrus y font souvent leur apparition. Ici, le rêve est l’application d’un plan très précis qui ne tolère aucune déviation.

Malgré tout, on peut savoir gré à Nolan de ne pas avoir tout expliqué et de laisser quelques zones de mystère dont par exemple, le sort final de la toupie, totem de Cobb, hérité de Mal. Presque tout dans le film s’explique rationnellement mais subsiste ainsi cette interrogation finale qui n’est pas levée : sommes-nous dans la réalité ou dans le rêve? Quoi qu’il en soit, Inception est aussi la représentation d’une équipe de tournage en train de préparer à chaque rêve un film différent, cette métaphore cinématographique s’avérant particulièrement pertinente et fructueuse.

David Speranski


The Dark Knight rises : une conclusion tristement cohérente

Il fut enrichissant de profiter du confinement pour revoir un pan du cinéma de super-héros (plus ou moins) récent, en particulier les 2 Batman de Tim Burton puis la trilogie de Christopher Nolan, tant cela permet d’apprécier les forces et faiblesses des approches (ainsi que des films individuels) mais qualifier aussi, avec plus de recul, en quoi la trilogie Nolan n’est peut-être pas le parangon qualitatif à sa sortie (notamment en 2008 avec The Dark Knight). En cela, le revisionnage de The Dark Knight Rises (TDKR) à la lumière de l’ensemble de ces 5 films, permet de mettre le doigt sur les limites, notamment scénaristiques et structurelles, de la trilogie récente dont TDKR semble être la somme la plus flagrante, laissant un sentiment d’étonnante approximation, comme si les scénaristes avaient épuisé leur rigueur sur les 2 précédents films.

Ce qui surprend dès le début, c’est que là où The Dark Knight avait réussi à éviter l’écueil de l’interminable exposition de Batman Begins, TDKR retombe à pieds joints dans ce travers : si le film ne dure pas moins de 2h44, cela semble principalement être parce qu’il met près d’1h20 à placer ses pions, et que cela se fait à grands coups de tunnels de dialogues, digressions et scènes d’action dispensables et pas franchement bien troussées. Ces dernières offrent un festival de Christian Bale beuglant sous son masque dès qu’il interagit avec un sbire (« WHERE IS IT ?!! TELL ME WHERE IS IT ?!! »), façon vidéo Youtube parodique et qui, malheureusement, est bien éloignée de ce qu’inspirait la seule présence (malgré des gabarits pourtant bien différents) de Michael Keaton chez Burton. Ces deux éléments se rejoignent en surlignant la principale tare des 3 films de Nolan : une incapacité à filmer et monter efficacement une scène de baston à mains nues. Tout tombe à plat, filmé trop près ou trop loin, et est surtout monté à la truelle avec un gros problème d’énergie et de hargne. Comment le duel climatique entre Bane et Batman peut paraître aussi peu physique, convoyer aussi peu de punch, de ressenti ? On cherche encore. Peut-être que la réponse se trouve aussi dans la très mauvaise idée d’utiliser l’ignoble bande originale signée Hans Zimmer comme une musique d’ascenseur, couvrant quasiment l’intégralité du film au point d’annihiler toute intensité musicale.

Tout cela finit par transformer ce qui aurait du être une conclusion épique en un gloubi-boulga de luxe qui semble oublier que le plus est souvent l’ennemi du mieux, et préfère à la place jouer la surenchère, emberlificotant une intrigue à tiroirs crachant sur l’intellect des personnages principaux (Wayne et Gordon, passés de quasi-mentalistes dans TDK à un duo d’inspecteurs Clouseau ici) en se contentant pourtant de recycler le film précédent (un méchant financier essayant de cacher son jeu auprès de Wayne Enterprises, un grand méchant voulant punir Gotham pour ses pêchés, une femme qui sera la perte morale de Bruce), ajoutant des détails qui rendaient probablement bien sur le papier mais s’avèrent superficiellement traités (le poids des bagarres impactant le corps de Bruce Wayne, mais soudainement et de manière inconstante), sans compter le caméo de luxe de Cillian Murphy (dont on cherche encore l’utilité). Finalement, il apparait fort probable que cette somme de défauts ne fait que traduire la vraie priorité du film : pousser au maximum le curseur d’un « Bigger & Louder » si typiquement hollywoodien, quitte à s’affranchir assez ostensiblement des velléités « réalistes » déployées jusqu’ici  : les Bat-Véhicules se multiplient mais surtout pour mieux se sortir de n’importe quelle impasse (et ne sont surpuissants que si un gentil est au volant), le « Puits de l’enfer » a fait des dizaines de morts mais est en fait super facile à grimper sauf UN saut (et Bruce est de toute manière invulnérable), Gotham City est très clairement New York et le film semble ne plus avoir aucune envie de se casser la tête à cacher le nom des rues, les affrontements sont toujours plus larges mais les méchants armés jusqu’aux dents savent aussi bien viser que des Stormtroopers (hilarant affrontement à Wall Street), tout cela pour que les grands méchants meurent comme des buses (le final de Batman Returns parait bien loin), le tout en faisant fi du cheminement physico-spirituel de Bruce et qui occupe pourtant une part non négligeable du film.

On pourrait pardonner cette somme d’inconsistances (plus ou moins) négligeables à un film plus court, ou pourvu d’une intrigue plus dense, de thèmes moins superficiellement traités, de personnages moins mécaniques (les personnages féminins auront été maltraités jusqu’au bout), ou (surtout) moins clairement ancré dans un « réalisme » visuel et psychologique. Mais c’est plus difficile ici de ne pas avoir simplement la sensation d’une folle mais évitable baisse de régime, résultat tant d’une course à l’échalote faisant ressortir les pires écueils des deux films précédents (mais aussi, probablement, du style Nolan post-Prestige) que d’une incapacité, semble-t’il, à penser cette conclusion autrement qu’à travers une surenchère tristement académique. Un comble pour une franchise qui n’a jamais autant sondé la psyché et l’humanité intime de son protagoniste-titre.

Restent quelques moments épiques très bien amenés, des VFX d’une intégration toujours aussi impressionnante et la performance de Gary Oldman, mais cela ne suffit bien évidemment pas à laisser intact l’écran de fumée qu’est cette conclusion, redite interminable et en moins bien de ce qui précède. Dommage.

Rémy Pignatiello


Interstellar : l’homme entre les étoiles

Hostile, impitoyable, et imprévisible, l’espace terrifie autant qu’il rapproche. Un pas dans le vide pour un voyage à l’allure existentiel : celui, à l’image, de Sandra Bulloch dans Gravity en 2013, de Brad Pitt dans Ad Astra en 2019, et entre les deux, de Matthew McConaughey dans Interstellar en 2014. L’espace, c’est à la fois, en cosmologie, l’au-delà de notre atmosphère, mais également, au sens plus littéraire, la distance existant entre des sentiments, des personnes. Et c’est dans ces interstices cosmiques, minuscules et immenses, que gît toute la relativité de nos représentations. Une manière, au final, de flotter autour d’un sujet alors trop pesant et de réviser nos perceptions. Dans Interstellar, Christopher Nolan exploite l’immensité de l’espace et tord le temps afin de brouiller, autant que se peut, le chemin vers notre berceau originel. Face à cet éloignement physique et temporel, se pose la question de ce qui subsiste : là où la Terre existe pour elle-même, qu’en est-il de l’humanité ? Alors que la poussière s’abat sur les récoltes et que les sols s’éteignent, un monde semble disparaître, faut-il impérativement disparaître avec lui ? Vaincre la fatalité, c’est le saut de foi de Cooper et de son équipage. Une odyssée spatiale, teinte de romantisme, à la rencontre d’un sentiment transcendant : l’amour.

Commenté en long et en large dans toutes les langues, Interstellar captive par sa capacité à vulgariser le concept de la relativité. Une introduction à la physique, avec les compromis du réalisateur britannique : la science oui, le spectacle plus encore. C’est cette propension à l’expression qui caractérise le voyage d’Interstellar, contrairement à un 2001 de Stanley Kubrick, froid, cohérent, silencieux, quelque part aussi implacable que son mystérieux monolithe. L’urgence n’est pas la même il faut dire : là où, dans 2001, l’Homme s’est élevé technologiquement (au détriment de sa capacité d’expression), dans le monde de Joseph Cooper, l’humanité ne regarde plus les étoiles. Foulant une terre impassible au drame dont elle est le théâtre, la société s’adapte tant bien que mal à son funeste destin. D’une génération à l’autre, au gré des saisons et des récoltes, le flambeau se fait de moins en moins visible. Volontairement taiseux sur ce qui dépasse la famille Cooper, Interstellar dépeint néanmoins une société où l’homme ne peut plus se projeter : l’impératif de la survie impose le pragmatisme de tous. Celui qui représente le mieux cet état d’esprit utilitariste est le fils Cooper, Tom. Il lui incombe la préservation des terres et du patrimoine familial. Si la relation entre le père et le fils n’incarne pas le coeur du récit, sa présence catalyse néanmoins la puissance émotionnelle d’Interstellar. C’est à l’effet de la dilatation du temps que Christopher Nolan doit, dans sa filmographie, notre première larme. Au terme de son périple nautique, Joseph découvre à son retour deux décennies de la vie de son fils. Un instant suspendu, profondément humain. Les joies et peines, les naissances et disparitions, le deuil. Tom ne croît plus et coupe le lien avec son père. Une fin de transmission qui sonne comme le glas d’une relation ternie par l’absence, justement, du modèle paternel. Entre en résonance avec cet événement, la perte d’humanité de Tom. Il se détache du monde et entre en conflit avec lui, il ne parvient plus à communiquer. L’échec est complet pour le père Cooper. Plus généralement, ce moment de rupture montre l’importance de la famille (et plus particulièrement des parents) dans la construction de soi et de nos rapports aux autres. L’histoire interstellaire, techniquement complexe, se transforme en un drame intime, questionnant durement le rôle du modèle paternel dans notre lien à la société.

Le travail de déconstruction d’Interstellar ne s’arrête pas là, la fille du professeur Brand, Amelia, enfonce plus durablement encore l’importance de la notion de confiance. Le fils Cooper ne croît plus, il ne fait donc plus confiance aux autres. De la même manière, Amelia a construit son existence autour de l’optimiste projet de son père. Lorsqu’elle découvre le véritable sens de sa mission, sa réalité s’effondre. Malgré une intention louable, la dissimulation du professeur Brand ne peut qu’altérer le jugement de sa fille : comment croire et faire confiance quand le mensonge peut être le terreau de nos relations ? S’ensuit son installation sur la planète Edmunds, seule, avec comme compagnie l’amour qu’elle porte au feu docteur Wolf Edmunds. Un instant plus tôt, un échange entre Amelia et Joseph apporte une piste de réflexion vis-à-vis d’une dimension alors négligée, l’amour. « Peut-être que l’amour a un sens plus profond que nous ne pouvons pas encore comprendre. Ce peut être un témoignage. Je vais à l’autre bout de l’univers, attirée par un homme parti il y a dix ans et qui est, selon toute vraisemblance, mort. De tout ce que nous percevons, seul l’amour transcende les dimensions temporelles et spatiales. Il nous pousse à accepter en confiance ce qu’on ne saisit pas encore. ». Il n’y a pas d’amour sans confiance et vice-versa. La société ne peut se bâtir sans le sentiment d’amour, au sens général du terme, ciment des relations humaines. Et c’est ce sentiment qui nous pousse à agir, à construire, à survivre ensemble.

Tout ceci nous amène à Murphy, la fille de Joseph, réponse à l’équation d’Interstellar. Jouant des mystères de l’amour, le récit construit autour de ce sentiment une dimension qui existe en parallèle du temps et de l’espace. Le tesseract ramène très symboliquement Joseph dans sa demeure familiale, derrière la bibliothèque de sa fille, autre composante de sa culture. L’hypothèse d’Amelia prend ainsi forme : l’amour n’est pas qu’un puissant sentiment, mais aussi une donnée quantifiable. Finalement, et sans que l’on en comprenne réellement les tenants et aboutissants, c’est à cette dimension que l’on doit notre salut. Joseph Cooper, messager interstellaire, a pu transmettre à sa fille les connaissances acquises lors de son odyssée, son héritage pour les générations futures. Des années plus tard, la station Cooper, réplique de la Terre (preuve, quelque part, de l’attachement de l’humanité à son berceau), flotte tranquillement dans l’espace : « l’homme est né sur Terre, rien de l’oblige à y mourir », slogan d’Interstellar, prend ainsi tout son sens.

Pierre Larvol


Dunkerque : une plongée sensorielle dans l’opération Dynamo

Dixième film du réalisateur britannico-américain, Dunkerque entend illustrer de façon réaliste et épurée l’une des opérations les plus spectaculaires de l’histoire militaire du début de la Seconde Guerre mondiale. Débarrassé en grande partie de l’imagerie pompeuse et naïve qui parasitait ses films précédents, et malgré une dernière partie moins réussie, Nolan livre un long métrage parfaitement maîtrisé.

Peu après le début de la Seconde Guerre mondiale, en mai 1940, environ 400 000 soldats britanniques, canadiens, français et belges se retrouvent encerclés par les troupes allemandes dans la poche de Dunkerque. L’opération Dynamo est mise en place pour évacuer le Corps expéditionnaire britannique vers l’Angleterre. L’histoire du film s’intéresse aux destins croisés des soldats, pilotes, marins et civils anglais mobilisés pour leurs bateaux durant l’opération Dynamo.

Dunkerque constitue une nouveauté pour Christopher Nolan qui, après des incursions peu convaincantes dans la science-fiction et le fantastique (contribuant pourtant à sa réputation de « grand » cinéaste), s’attaque pour la première fois à un genre plus classique, le film historique et plus précisément le film de guerre. Bénéficiant de gros moyens (100 millions de $ de budget, 6000 figurants, des centaines de techniciens, une utilisation de vrais navires destroyers), le pari de Nolan était de restituer, aux niveaux visuel et sonore, à la manière d’une épopée, ce que fut cet épisode militaire, à la fois héroïque et tragique, car conséquence de la débâcle des troupes anglaise et française face au rouleau compresseur allemand. La vision de cette œuvre permet d’affirmer, sans nul doute, qu’il y est parvenu, dépassant même le cadre stricto sensu du film de guerre.

Impressionnant dès les premières séquences, le film plonge le spectateur directement dans « l’Enfer ». En quelques scènes, le chaos et la panique sont particulièrement bien rendus : les soldats anglais (et un peu français) sont pris en tenaille, repoussés vers les plages où l’ordre d’évacuation a été donné. L’élément qui fascine le plus dans cette véritable expérience de cinéma (qu’il convient d’ailleurs de ne voir qu’en salle, sur un très grand écran), c’est la façon dont Nolan la situe, à la croisée de la grande Histoire (la vue d’ensemble sur l’opération Dynamo) et de l’intime (au plus près de certains soldats dont on suit le parcours), du réalisme et de l’abstraction (encore plus marquée dans son film suivant, Tenet). Aidé par de superbes images filmées en 70 mm IMAX et Super Panavision 65 mm (Nolan est l’un des grands défenseurs de l’utilisation de la pellicule contre le numérique !), le récit sait alterner moments angoissants et passages plus épiques, notamment par le choix des cadres larges et ceux beaucoup plus resserrés (à l’image de la scène dans un bateau échoué, pris pour cible, dans lequel plusieurs personnages ont trouvé refuge). Il faut saluer ici le travail de mise en scène, vraiment remarquable, tout comme le montage au cordeau pour aboutir à un film de seulement 1h47, une rareté en la matière. De la même manière, la structure de Dunkerque est plus complexe qu’il n’y paraît, moins linéaire qu’attendu : l’opération est ainsi racontée selon trois points de vue distincts, en quelque sorte selon trois temporalités propres en lien avec les éléments : la terre, la mer, l’air. Le film montre habilement que la perception de l’événement en question fut bien différente pour un soldat sur la plage, dans un bateau ou dans un Spitfire. On suit d’ailleurs plus particulièrement tout cela à travers les regards de Tommy, jeune combattant anglais, de Dawson, plaisancier venant aider à récupérer les soldats et de Farrier, un pilote de la RAF (interprété par Tom Hardy, un habitué du réalisateur). Ces narrations, au départ indépendantes, vont finir par se rejoindre, notamment dans un moment précis, qui sera montré à l’écran sous trois angles (séquence assez virtuose, il faut bien l’avouer).

Finalement le tour de force de Nolan est de proposer quelque chose de neuf au sein d’un genre cinématographique très codifié (le spectacle de la guerre, entre Le Jour le plus long et Il faut sauver le soldat Ryan de Steven Spielberg pour ne citer que deux exemples). La raison est simple, le film n’est probablement pas tout à fait un film de guerre, au sens classique du terme. Dans les interviews accordées au moment de sa sortie, Nolan l’a répété : il a réalisé un film sensoriel plus que graphique (importance des sons et de la musique signée Hans Zimmer, calquée sur le rythme du tic-tac d’une horloge), expérimental, quasiment sans dialogues, avec des soldats sans histoire racontée à l’écran et un ennemi invisible (les Allemands / les nazis ne sont pas directement montrés). Son objectif était de faire ressentir de l’intérieur l’expérience des personnages, leur doute, leur angoisse et même le sentiment de frustration face à une situation effrayante. C’est donc, pour reprendre ses propres mots, « un survival à suspense et une course contre le temps ».

Seul bémol à cette belle réussite : le dernier quart d’heure. Alors que pendant près de 90 minutes, Nolan réussit à immerger le spectateur dans un remarquable récit de survie étouffant, il finit par céder aux sirènes du patriotisme le plus outrancier, le plus grossier, dans une séquence assez lourdingue renouant ainsi, le temps d’un instant, avec les pires travers d’un certain cinéma de guerre mais aussi de son propre cinéma (la plupart du temps lourd et indigeste). Il conviendrait également ici de discuter de la place accordée aux soldats français, à peine présents pour la forme (ce qui a suscité, à juste titre, de vives réactions d’ailleurs), mais à vrai dire, on s’écarterait un peu du long métrage qui n’entend pas être une reconstitution fidèle et qui adopte le point de vue des Anglais.

Mais cette réserve et ce faux pas final ne sauraient annuler la réussite indéniable de Dunkerque (en tous cas sur le plan purement formel), qui apparaît comme l’un des meilleurs films de son auteur, et de loin !

Xavier Affre


Tenet : un film d’action jubilatoire lorgnant vers l’abstraction

Sorti trois ans après Dunkerque, en pleine pandémie de COVID, Tenet était attendu comme le messie par les spectateurs cinéphiles (après de nombreux reports), mais aussi par les exploitants et distributeurs. Première grosse production américaine sortie en salle après la fin du confinement, ce blockbuster a incontestablement constitué un film porteur. Et bonne nouvelle, il s’agit d’un très bon film, à la fois complexe et divertissant, à n’en pas douter le meilleur film de Christopher Nolan à ce jour.

Renouant avec le genre de la science-fiction, Nolan met en scène une histoire imaginée il y a vingt ans et sur laquelle il travaillait depuis 7 ans. Muni d’un seul mot – Tenet – et décidé à se battre pour sauver le monde, un agent de la CIA (nommé le protagoniste) sillonne l’univers crépusculaire de l’espionnage international. Sa mission le projettera dans une dimension qui dépasse le temps. Il pourra compter sur l’aide d’un confrère et d’une héroïne, sérieusement malmenée par un mafieux psychopathe. Pourtant, il ne s’agit pas d’un voyage dans le temps, mais d’un renversement temporel…

Malgré une complexité indiscutable du récit, Tenet tient largement toutes ses promesses. A ce titre, la séquence d’ouverture (une prise d’otage et un assaut dans une salle de spectacle, un opéra, à Kiev) est un modèle de mise en scène immersive, même si les enjeux apparaissent assez flous pour le spectateur. Le protagoniste, en danger, est sauvé par une « balle inversée », début du mystère. C’est d’ailleurs durant cette séquence introductive que le mot Tenet surgit, un palindrome (tiré du carré Sator, un carré magique de l’Antiquité) qui peut se lire de gauche à droite ainsi que de droite à gauche. Mot étrange, comme l’est l’ensemble du long métrage, signifiant « principe », « doctrine ». Le cinéaste parsème d’autres indices et s’amuse d’ailleurs à brouiller les pistes régulièrement, à manipuler la vérité (et le spectateur avec), faisant preuve d’une grande virtuosité technique.

Mais malgré un synopsis relativement classique, Il est évident que nous ne sommes pas devant un quelconque James Bond. On qualifiera volontiers Tenet de méta-film d’action virant vers une certaine abstraction, au cœur duquel se trouve une réflexion sur le temps (thématique temporelle déjà à l’œuvre dans Memento, Inception, Interstellar ou même Dunkerque, dans un autre registre). Sans trop en dévoiler, précisons que les personnages peuvent voyager dans le passé et anticiper le futur. Il ne faut pas s’attendre à un film purement linéaire, une chronologie classique mais plutôt à un tourbillon spatio-temporel qui culmine dans des scènes d’action incroyables, utilisant des dizaines de véhicules pour l’occasion et comprenant une « manipulation du temps » (ces séquences ont été filmées à la fois en avant et en arrière). Visuellement très travaillé, Tenet est un objet presque hybride, constamment excitant et passionnant, dont il est bien difficile de décrocher. Si la qualité technique de l’ensemble y est pour beaucoup (le film a été tourné en pellicule aux formats 70 mm et IMAX), la performance des acteurs permet au film de fonctionner. Le duo formé par John David Washington (vu notamment dans BlacKkKlansman de Spike Lee et plus récemment dans Malcolm et Marie ou Amsterdam) et Robert Pattinson (dont la filmographie ne cesse d’étonner et d’enthousiasmer) est remarquable et tout à fait crédible, permettant même une identification du spectateur. De la même manière, l’actrice Élisabeth Debicki (aperçue dans Les Veuves de Steve McQueen II) compose un personnage féminin intéressant et bien présent (loin d’être un simple faire-valoir à l’intrigue, bien au contraire). Sa relation avec Le Protagoniste n’est pas uniquement professionnelle, Nolan n’hésitant pas à injecter des éléments d’une trame secondaire, en apparence seulement. Enfin, signalons la performance de Kenneth Branagh dans le rôle de l’homme d’affaires russe, véritable pervers. Un type cruel et effrayant, bien plus encore que dans les aventures de 007, illustrant parfaitement la célèbre formule d’Alfred Hitchcock selon laquelle un film est d’autant plus réussi que le méchant l’est également.

Ce film cérébral et spectaculaire mérite en réalité plusieurs visions. Le revoir permet bien entendu d’en saisir toutes les subtilités (ainsi que mieux appréhender les enjeux de l’histoire qui nous est montrée) mais aussi et surtout de constater que le cinéma de Christopher Nolan évolue favorablement, abandonnant des tics agaçants et se tournant davantage vers une épure bienvenue (au niveau de la trame ici). Malgré des passages relativement bavards (mais jamais abscons), et une intrigue à tiroirs volontairement complexe (mais jamais gratuitement), Tenet est une proposition de cinéma quasiment métaphysique mais néanmoins rythmée (notamment par la musique envoûtante composée par Ludwig Göransson) et résolument ludique ; Nolan n’oubliant pas au passage de soigner les nombreux morceaux de bravoure qui jalonnent cette œuvre. Bénéficiant d’effets visuels hallucinants, des chorégraphies jamais vues (à l’instar de la scène de bataille finale) et un montage de haute précision, ils constituent indiscutablement un plaisir des yeux de tous les instants. Certains d’entre eux restent en mémoire longtemps après la vision du film, comme ce moment où un Boeing 747 explose réellement (ou la scène de course-poursuite sur une autoroute, uniquement avec des effets réels, sans fond vert.

Xavier Affre


Oppenheimer : tempête sous un crâne

Depuis le début de sa carrière, Christopher Nolan a toujours déployé les ressources infinies de son imagination, en passant de genre en genre (film de super-héros, espionnage à la James Bond, science-fiction). Hormis dans Dunkerque où il abordait à sa manière très conceptuelle et abstraite le film de guerre, il ne s’était jamais véritablement confronté à la réalité et à l’Histoire. C’est aujourd’hui chose faite avec Oppenheimer, biopic de l’un des hommes les plus importants du XXème siècle, celui dont l’implication dans le Projet Manhattan et le largage de bombes sur Hiroshima et Nagasaki l’ont conduit à être surnommé le « Père de la bombe atomique ». Evidemment, en se confrontant à une matière humaine aussi dense et explosive, Christopher Nolan ne renonce pas à ses marottes : tournage en couleurs et en noir et blanc, entrelacement de trois lignes temporelles, expérimentation de la mise en scène. Ce faisant, il livre avec son douzième film l’une de ses oeuvres les plus abouties, ses jeux formels et cinématographiques étant lestés cette fois-ci d’une gravité différente, celle du poids incontestable de l’Histoire.

En 1942, convaincus que l’Allemagne nazie est en train de développer une arme nucléaire, les États-Unis initient, dans le plus grand secret, le « Projet Manhattan » destiné à mettre au point la première bombe atomique de l’histoire. Pour piloter ce dispositif, le gouvernement engage J. Robert Oppenheimer, brillant physicien, qui sera bientôt surnommé « le père de la bombe atomique ». C’est dans le laboratoire ultra-secret de Los Alamos, au cœur du désert du Nouveau-Mexique, que le scientifique et son équipe mettent au point une arme révolutionnaire dont les conséquences, vertigineuses, continuent de peser sur le monde actuel…

Au début, avouons-le, le spectateur est un peu perdu et déstabilisé, sans révisions préalables. Car, comme dans tout film de Christopher Nolan qui se respecte, la linéarité temporelle est brisée. Le film commence par l’audition d’avril 1954 destinée à établir le sort de l’habilitation de sécurité de Robert Oppenheimer, soupçonné en pleine période maccarthyste de cultiver des sympathies communistes et donc d’être l’ennemi de la Nation américaine. A partir de là, au fur et à mesure des questions, surgiront progressivement des bribes du passé d’Oppenheimer, de sa carrière estudiantine, de ses amours diverses, officielles (son mariage avec Kitty) et clandestines (sa liaison avec Jean Tatlock), jusqu’au point culminant de son parcours, la conduite du Projet Manhattan. Le film nous livre donc le passé, le présent du célèbre physicien mais aussi son futur en nous montrant Oppenheimer à la fin et au début des années soixante, après le verdict de l’audition de sécurité. Les trois dimensions s’entrelacent et s’interpénètrent continuellement dans le film, nous laissant toujours dans un état de surprise et d’imprévisibilité.

En adaptant la biographie American Prometheus : the Triumph and Tragedy of J. Robert Oppenheimer, de Kai Bird et Martin J. Sherwin, Christopher Nolan ne pouvait se résoudre à garder une linéarité trop évidente à ses yeux. Il fallait à l’instar de ses autres films (FollowingMemento) nous plonger au coeur du temps et déconstruire l’histoire d’Oppenheimer, en faisant surgir toutes les dimensions de sa vie, passé, présent et futur, en même temps et non successivement. Le spectateur est ainsi perdu comme dans la première demi-heure d’Inception, ayant l’impression d’entrer dans un jeu, sans que le maître d’oeuvre lui ait fourni le mode d’emploi. Mais ce qui est souvent formidable dans les films de Nolan, c’est que cette impression brumeuse se dissipe car il fait comprendre intuitivement les règles de son propre film. Si l’on réfléchit un minimum (ne cachons pas que les films de Nolan sont avant tout cérébraux), l’identification des différentes dimensions temporelles devient un jeu d’enfant, le passé, le présent et le futur étant marqués par une localisation géographique et l’état de vieillissement des personnages. Comme dans Memento, le fait de distinguer couleur et noir et blanc sert de marqueur pour des séquences qui ne se situent ni dans la même optique (la couleur exprimant la conscience subjective d’Oppenheimer alors que le noir et blanc établit l’objectivité des faits) ni au même stade temporel.

Christopher Nolan ne s’arrête pas là et expérimente également aux niveaux sonore et visuel. Pendant une grande partie du film, on entendra un grésillement incessant, symptôme sonore de la fission nucléaire. Alors qu’on aurait pu s’attendre à une explosion nucléaire spectaculaire et inoubliable, Nolan se montre sobre et très mature dans le filmage de l’essai Trinity, en désynchronisant image et son, montrant dans un premier temps l’explosion nucléaire et seulement après son retentissement sonore, permettant ainsi de décupler son effet dans le temps tout en amoindrissant son intensité. Le film fonctionne souvent sur ce principe de désynchronisation : on entend ainsi des bruits de pieds frappant de manière intensive le plancher, bruits qui hantent la conscience tourmentée de Oppenheimer, et on découvrira seulement vingt minutes plus tard à quelle situation ces bruits se rapportent. Idem pour les flashes d’atomes en fusion qui apparaissent furtivement comme si l’on se trouvait véritablement dans la tête de Robert Oppenheimer. Nolan joue avec l’intelligence du spectateur, mais en la respectant et en ayant pleine confiance en ses capacités.

Tous ces jeux formels pourraient apparaître un peu vains, ce qui est parfois le cas chez Christopher Nolan (à cet égard, certains ne se sont toujours pas remis de Tenet), mais pas ici, car il s’agit de pénétrer la conscience particulièrement tourmentée du physicien (morale ou opportunisme, fidélité ou trahison) et d’en rendre compte de la manière la plus précise et juste. Jusqu’à la fin, on ne saura pas vraiment qui Oppenheimer a réellement aimé, s’il était communiste ou non, s’il était imbu de lui-même ou humble devant le pouvoir que la vie lui a donné. C’est cette dimension humaniste et existentielle (qui n’existe pas toujours chez Nolan) qui est mise en avant ici et servie par d’exceptionnels comédiens, Cillian Murphy, Robert Downey Jr., Emily Blunt, Florence Pugh, Matt Damon, Benny Safdie, etc. Grâce à eux, la mise en scène qui pourrait aisément tourner à la démonstration magistrale devient humaine et terriblement émotionnelle. Murphy, dans son premier grand rôle au cinéma, montre toutes les facettes de cet homme complexe, hanté par la culpabilité, voyant ses proches se transformer virtuellement en victimes de la bombe atomique dans un cauchemar blanc. C’est ainsi l’oeuvre de loin la plus engagée politiquement de Nolan, de nombreux clins d’oeil étant faits à l’actualité (la réplique d’Oppenheimer disant ne pas croire que les Russes auront un jour la bombe atomique, ou la discussion finale, que l’on n’espère pas prémonitoire, entre Einstein et Oppenheimer).

Avec Oppenheimer, Christopher Nolan signe l’un de ses films les plus habités, une oeuvre hantée par une dimension historique et humaine assez peu fréquente chez lui, le portrait d’un homme qui a volé le Feu de la création et en a été puni pour le reste de sa vie,

David Speranski