Les Chroniques de David : Retour sur Babylon. Baby Alone in Babylon

Aux trois quarts du film Babylon de Damien Chazelle, en 1932, Irving Thalberg, le grand manitou de la MGM passe un coup de fil à Jack Conrad (Brad Pitt), ex-star du muet, déboussolée par ses échecs successifs dans le cinéma parlant, et lui propose un nouveau tournage d’un film qui serait une véritable bombe. Jack Conrad, fine mouche, devine la vérité mais veut l’entendre de la bouche de son patron, « en fait, c’est un gros navet, non? ». Thalberg, pris en flagrant délit de mensonge, finit par avouer, « oui, c’est un gros navet (piece of shit, en V.O.). Jack Conrad accepte le tournage car Thalberg lui a avoué la vérité. Il est difficile de ne pas voir dans cette scène une mise en abyme de Babylon et de Brad Pitt, tant Pitt fait partie des rares acteurs qui héritent de l’aura des grandes stars de l’Age d’or d’Hollywood.

Rassurons tout le monde, Babylon n’est ni un gros navet ni un grand chef-d’oeuvre, comme le proclament certains, par perte de repères esthétiques. C’est en fait un film extrêmement inégal, un film malade qui souffre de deux principaux défauts, un point de vue rédhibitoire sur son histoire et ses personnages et un « miscasting » regrettable, concernant son couple vedette.

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D’abord intéressons-nous au point de vue. Damien Chazelle, 38 ans, est un cinéaste surdoué ainsi qu’un cinéphile émérite. Il a dévoré des films pendant que d’autres dorment ou vaquent à d’autres occupations. Il en a tellement ingurgité qu’il en a fait une indigestion et qu’il nous les restitue sous forme excrémentielle, directement sur le spectateur. C’est ce que signifie au sens littéral la séquence d’ouverture de l’éléphant dont l’aspect scatologique ne relève d’aucune véritable nécessité. Ingurgiter d’abord, régurgiter ou expulser par une autre voie, ensuite. Chazelle qui est loin d’être stupide (il a fait Harvard) connaît bien la métaphore cachée de son cinéma qu’il place ainsi en ouverture de son film. Résultat, il sera souvent question de fluides et d’excréments dans la suite de son film : golden shower dans la séquence suivante, crachats dans celle de l’alligator, merde citée au moins dix fois dans les dialogues. Malheureusement, à chaque fois, on a l’impression de voir ou d’entendre le bon élève appliqué qui fait beaucoup d’efforts pour se faire passer pour le provocateur qu’il n’est pas naturellement. De plus, en plaçant le point de vue scatologique au centre de son film, il commet sinon une erreur d’appréciation, du moins une exagération. Les années folles du cinéma, précédant l’instauration du Code Hays, de 1926 à 1932, filmées ici par Chazelle, étaient sans doute plus décadentes, plus libérées du côté des moeurs ; elles n’étaient en revanche pas plus scatologiques que les décennies postérieures. Si Chazelle a choisi de mettre en avant cet aspect, c’est uniquement par volonté de faire artificiellement scandale. Il franchit à de nombreuses reprises la frontière du mauvais goût mais cela n’aide en aucun cas narrativement son histoire. Par conséquent, tout l’aspect trash du film n’est pas justifié et ne sert pas à grand’chose, sinon réveiller le chaland qui ne peut de toute façon guère sommeiller, étant donné la musique assez assourdissante, bien que souvent réussie. Les spectateurs qui aiment Babylon sont libres ici de se vautrer dans la fange, la pisse et la merde mais cela ne sert en rien l’amour du cinéma que le film est censé célébrer.

Passons aux erreurs de casting. Margot Robbie ne fait que reproduire son numéro de Harley Quinn mais elle pâtit ici du fait qu’elle possède un physique ultra-contemporain, qui ne correspond en aucune façon aux stars des années vingt-trente, qui étaient soit des petits Tanagra, cf. Lilian Gish ou Mary Pickford, soit des blondes pulpeuses à la manière de Mae West, Clara Bow ou Jean Harlow. Pourtant parfaite en Tonya Harding dans Moi, Tonya, Margot Robbie ne parvient pas à être un seul instant crédible en star du cinéma muet. On ne voit pas le personnage de Nellie LaRoy, on n’y croit pas, mais on ne voit que Margot Robbie en star du cinéma contemporain. Le fameux plan-séquence où on la voit danser ne correspond à aucun des standards de danse de l’époque, mais renvoie bien plus aux chorégraphies invertébrées des clips de MTV (cf. Smells like teen spirit de Nirvana). Face à certaines séquences de fête du film de Chazelle, on ressent l’impression que cela plaira bien davantage aux fans de Michael Jackson et des clips de MTV, qu’aux aficionados des Années Folles, le souci de reconstitution de l’atmosphère de l’époque étant assez peu respecté et n’étant jamais véritablement ressenti. Ne passons pas sous silence que le film diffuse une vision misogyne et assez rétrograde, les femmes paraissant soit totalement hystériques (Margot Robbie n’arrête pas de hurler pendant tout le film) soit des potiches indignes d’intérêt (les diverses compagnes interchangeables de Jack Conrad). En fait, tous les personnages finissent par hurler dans Babylon mais étrangement, les hommes un peu moins (Jack Conrad et Manny ne pètent les câbles qu’une seule fois). Puisque nous parlons de Manny, Diego Calva possède en tout et pour tout deux expressions dans le film. ce qui s’avère un peu léger pour porter un film de 3h09, d’autant que l’alchimie du couple Robbie-Calva paraît inexistante. Comment croire une seule seconde qu’un rêveur désireux de faire carrière à Hollywood puisse s’enticher d’une femme aussi susceptible de se révéler un nid à problèmes? La déclaration d’amour exprimée par Calva au bout de dix minutes de rencontre paraît aussi crédible que l’ensemble du film Babylon. On citera également pour mémoire l’horrible séquence du blockhaus où Chazelle essaie d’imiter Tod Browning ou David Lynch. Mais il lui manque la tenue ou la dignité nécessaire pour ne pas sombrer dans le glauque le plus crapoteux, là où la classe naturelle d’un David Lynch se situe majestueusement à la frontière de l’étrange.

Pourtant, si deux bons tiers du film sont ratés dans les grandes largeurs, ceux du couple Nellie LaRoy-Manny Torres, il reste malgré tout un tiers de qualité qui subsiste dans Babylon, à condition de savoir le dénicher. Il se trouve dans quelques séquences qui sonnent absolument juste, car issues d’une recherche documentaire : celle où Sidney Palmer doit se maquiller pour avoir l’air encore plus noir, ou celle, prodigieuse, du premier tournage de cinéma parlant de Nellie, complètement empruntée à un chapitre de Hollywood Story, la magnifique biographie de Frank Capra. L’essentiel de ce tiers préservé se trouve dans la partie concernant le très beau personnage de Jack Conrad, magistralement interprété par Brad Pitt. Rien que pour cette partie, le film vaut le visionnage car, au milieu des scories diverses des autres lignes narratives, Pitt parvient à retracer le destin tragique de Jack Conrad et à continuer à édifier sa propre légende. A lui tout seul, Brad Pitt est le film le plus passionnant contenu dans Babylon, devenant une sorte de symbole hollywoodien à travers les âges (Benjamin Button de David Fincher, Once upon a time…in Hollywood de Tarantino). Le climax de sa partie réside sans doute dans sa confrontation finale avec Elinor Saint John (excellente Jean Smart) qui va lui apprendre que son temps est passé mais que son privilège sera de « vivre pour l’éternité avec les anges et les fantômes« . On retrouve alors fugitivement le poète romantique de La La Land mais il s’éclipsera bien trop vite.

Damien Chazelle est très doué et il le sait. Il a vu beaucoup de films, ce qui fait que le style de Babylon emprunte à deux grands films, La Dolce Vita de Federico Fellini pour sa structure générale en forme de fête à chaque chapitre et Les Affranchis de Martin Scorsese, en particulier la journée chronométrée de Henry Hill, dont il reprend le procédé esthétique d’accélération du temps au moins à deux reprises. Donc, contrairement à ce qu’affirment ses zélateurs, par manque de culture cinéphilique, Babylon n’innove et n’invente à aucun moment. Il ne fait que reprendre ce qui existe déjà. Cependant, cette reprise, au lieu de rapprocher Babylon de ses modèles avoués, ne fait que l’éloigner. de ces derniers. Au lieu d’évoquer Fellini et Scorsese, il descend au niveau de leurs suiveurs, pénibles tâcherons, Sorrentino ou Lurhmann. Chazelle se fait même plus royaliste que le roi, car, au vu du découpage effréné de certaines séquences, il ferait presque passer Baz Lurhmann pour Robert Bresson. La fin qui voudrait singer Cinéma Paradiso, montre de larges extraits de Chantons sous la pluie, film qui montre également comme Babylon le passage du muet au parlant, mais avec une grâce qui n’a pas d’équivalent et que Chazelle peine à approcher. Puis soudain le long métrage s’emballe et enchaîne des flash-backs de sa propre histoire ainsi que de courts flashes d’un rapide résumé de l’histoire du cinéma, que l’on croirait issu du questionnaire rempli par Chazelle pour Sight and Sound, de L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat à Avatar, des frères Lumière à James Cameron, en passant par Dreyer, Bergman ou Godard, histoire de sous-entendre que Babylon s’inscrit dans le même mouvement de pionniers et d’innovateurs. Le spectateur ne sera pas dupe.