Babylon : la folie des grandeurs

Tout le monde le sait, même ses détracteurs : Damien Chazelle est un jeune metteur en scène très doué. Après avoir fait la démonstration de sa maestria dans Whiplash (trois Oscars à l’arrivée en 2015), il a connu la (première) consécration de sa carrière, en remportant six Oscars en 2017, pour La La Land, en étant le plus jeune lauréat de l’Oscar du meilleur metteur en scène à 32 ans. Depuis, il a fait entrevoir une facette plus dépressive et mélancolique de son talent dans First Man, le biopic de Neil Armstrong et s’est essayé à la série (The Eddy). Babylon est certainement son projet cinématographique le plus ambitieux, recréant le faste des Années Folles du cinéma, couvrant la période de 1926, précédant l’arrivée du cinéma parlant, jusqu’en 1952, année de la sortie de Chantons sous la pluie de Gene Kelly et Stanley Donen, un film-phare pour Damien Chazelle. Le souci, c’est qu’à voir de plus en plus grand, il existe de fortes chances de tomber de haut. C’est ce qui se passe ici, avec Babylon, où Damien Chazelle se laisse griser par ses mouvements de caméra virevoltants, en oubliant de rendre ses personnages attachants dans une fresque qui essaie de rivaliser avec d’illustres précédents, sans malheureusement arriver au quart de leur niveau.

En 1926, le cinéma muet bat son plein. Babylon va suivre surtout les trajectoires de trois personnages, Manny Torres (Diego Calva), un immigrant mexicain qui rêve de faire carrière dans le cinéma, Nellie LaRoy (Margot Robbie), une jeune actrice douée, mais frappée du syndrome de l’autodestruction et Jack Conrad (Brad Pitt), une star du muet qui ne sait pas encore que son temps de célébrité est compté. Les deux premiers vont s’éprendre l’un de l’autre et essayer de réussir en parallèle. A côté d’eux, gravitent quelques personnages secondaires, une actrice et chanteuse chinoise, Lady Fay Zu (Li Jun Li), un trompettiste noir, Sidney Palmer (Jovan Adepo), (ces deux personnages servant d’emblème à une diversité de façade) et une chroniqueuse-journaliste colportrice de ragots Elinor Saint-John (Jean Smart). Qui survivra dans la jungle d’Hollywood?

En fait, le grand tort de Damien Chazelle, c’est essentiellement de forcer sa nature et de confondre la provocation, en soi saine et révélatrice, et le trash, superfétatoire et vulgaire

Damien Chazelle aime bien montrer dans ses films l’effort physique et ceux qui finissent par réussir à force de travail. Cette vision de la méritocratie n’est pourtant pas exempte de romantisme. Or, hormis dans une séquence (celle des débuts laborieux de Nellie dans un film parlant), on verra surtout dans Babylon l’orgie, le plaisir, la débauche. C’est un peu comme si Chazelle avait tourné le dos à ses films précédents et disait comme Souchon dans J’veux du cuir, « je casse mon image« , comme si le garçon sage voulait prouver à juste titre qu’il pouvait s’encanailler. Si on regarde ce revirement d’un point de vue positif, Chazelle a étendu son registre et montré qu’il était susceptible d’aller jusqu’au trash. D’un point de vue négatif, cette volte-face surprendra ses fans éthérés qui constateront à leur grande surprise sinon un certain déplaisir, que le cinéaste romantique a mué en filmeur scatologique. En effet, sang, sperme, merde, pisse et vomi seront donc au programme, avec une ouverture à l’anus (en guise d’iris), soi-disant justifiés par le fait que Hollywood avant l’arrivée du Code Hays, était un enfer de stupre et de dépravation, d’où son nom de Babylone moderne, repris d’ailleurs dans le titre de l’ouvrage culte de Kenneth Anger. En fait, le grand tort de Damien Chazelle, c’est essentiellement de forcer sa nature et de confondre la provocation, en soi saine et révélatrice, et le trash, superfétatoire et vulgaire. Entre le fond et la forme, il est possible de montrer la vulgarité sans être vulgaire, de se moquer de ce qui est répréhensible, sans utiliser la trivialité, en restant élégant, tout comme on peut filmer l’ennui sans être ennuyeux. Chazelle ne s’est pas méfié de cette distinction et a basculé dans le scatologique, pour représenter une époque qui sombrait dans la décadence.

Le second écueil du film, c’est évidemment sa prétention. Nous avions plutôt apprécié ses précédents films qui témoignaient d’une jubilation à mettre en scène, parfois désordonnée, mais toujours exaltante. Dans Babylon, demeure surtout la prévisibilité des situations (quand Brad Pitt monte un escalier dans une scène déterminante, on sait déjà comment la scène va se terminer), la banalité des dialogues (les motivations de Manny et de Nellie), des personnages peu attachants et guère charismatiques (Diego Calva, très fade en Manny Torres) ou insupportables (Margot Robbie hystérique, trop moderne et pas assez crédible en star des années 20), – hormis l’exception de Jack Conrad (Brad Pitt, toujours somptueux) -, et une mise en scène trop exubérante et tape-à-l’oeil qui donne le premier rôle à une caméra omniprésente par rapport à des personnages inconsistants. En utilisant des procédés stylistiques chers à Martin Scorsese (Les Affranchis, Casino, Le Loup de Wall Street), Damien Chazelle voudrait en fait ressembler au Fellini de La Dolce Vita et n’arrive qu’à grand-peine à la cheville de Paolo Sorrentino (La Grande Belleza). Il lui manque un recul nécessaire, une indispensable réflexivité pour pouvoir traiter de cet Hollywood avec ironie et distance. Il sombre même dans le ridicule le plus complet, en faisant intervenir un bestiaire assez inattendu, un éléphant, un serpent à sonnettes, un crocodile, sans même parler d’un Tobey MaGuire grimaçant et méconnaissable. Par conséquent, Babylon procède par empilements de séquences toutes plus etouffe-chrétiens que les autres, ne laissant même pas la possibilité au spectateur exténué par tant de versatilité, de demander grâce.

Pourtant, comme Chazelle n’est pas n’importe qui, ce film pourtant très boursouflé n’est pas exempt de quelques moments réussis qui clignotent par intermittences : l’enchaînement des scènes du premier tournage parlant de Nellie LeRoy, dont nous avons déjà parlé, un trompettiste noir obligé de se maquiller en noir car il est trop « blanc » par rapport à ses collègues musiciens noirs, une séquence émouvante de conversation où Elinor Saint-John annonce à Jack Conrad que son heure est définitivement passée, une autre plutôt poétique où Nellie disparaît dans la nuit. Il subsiste donc quelques scènes éparses, perdues, égarées dans 3h09 de film, malheureusement pas assez pour élever Babylon au niveau d’un grand film, ni même d’un bon film. Si le film avait été réussi, étant donné le casting en clin d’oeil de Brad Pitt et de Margot Robbie, il aurait résonné comme un écho de Once upon a time …in Hollywood, transféré dans les années 20-30, mais ce n’est tristement pas le cas. Comme disait Truffaut de certains films d’Hitchcock, il s’agit d’un film malade de ses intentions, de sa vanité, de sa suffisance. Chazelle garde même le pire pour la fin, où son « héros » vieilli et usé, va voir Chantons sous la pluie au cinéma. Entre ces deux films qui parlent de la douloureuse transition du muet au parlant, nous frappent alors la grâce de l’un et la pesanteur de l’autre. Mais, comme si cela ne suffisait pas, Chazelle clôt son film par un montage de quelques images-chocs de l’histoire du cinéma, comme s’il avait voulu faire en images son palmarès de Sight and Sound, de 2001 à Matrix, en passant par la « fin de cinéma » de Godard (Week-end), et se confronter ainsi à ses illustres devanciers. Autant dire que ce final emphatique suffit à enterrer définitivement Babylon sous la boursouflure et la prétention. Babylone, tu déconnes, aurait chanté Bill Deraime.

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RÉALISATEUR :  Damien Chazelle 
NATIONALITÉ : américaine
GENRE :  historique, drame
AVEC : Brad Pitt, Margot Robbie, Diego Calva, Li Jun Li, Jovan Adepo, Jean Smart. 
DURÉE : 3h09 
DISTRIBUTEUR : Paramount Pictures 
SORTIE LE 18 janvier 2023