2022 fut l’année du cinéma retrouvé. Après deux ans de pandémie et de confinement plus ou moins partiel ou permanent, pour la première fois depuis le 16 mars 2020, le cinéma fonctionne à plein régime. Si cela n’est pas complètement vrai dans les salles (les exploitants restent encore sur 30% de perte de fréquentation depuis 2019, dernière année « pleine » de cinéma, même si Avatar : la voie de l’eau semble bouleverser la donne ces dernières semaines), les cinéastes, artistes et techniciens paraissent, eux, au rendez-vous. Les grandes tendances de ce cinéma retrouvé sont diverses et contradictoires, issues en grande partie du confinement qui a eu un aspect réflexif certain sur beaucoup : un effet rétroviseur qui a conduit souvent les cinéastes à se pencher sur leur passé ; l’interrogation du spectre du terrorisme, dernier grand traumatisme avant la pandémie ; la redéfinition des rôles de la femme et de l’homme, suite à la révolution #MeToo ; l’attention plus grande aux personnes âgées, part la plus fragile de la population et préfiguration de notre avenir ; l’irruption de grands gestes créatifs en lutte contre le politiquement correct, chape de plomb qui cherche à s’abattre sur notre société.
L’effet rétroviseur
Pour un certain nombre de cinéastes, le confinement a eu pour effet de se retourner vers son passé. C’est évident chez les cinéastes américains dont les propositions de cinéma intéressantes étaient fort minoritaires cette année : Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson explorait les années 70 (très exactement l’année 1973), Armageddon Time de James Gray le début des années 80, avant que Steven Spielberg revienne en 2023 dans The Fabelmans sur la période comprise entre son enfance et son adolescence (années 50-60). Chez Paul Thomas Anderson ou James Gray, il s’agit de faire apparaître les signes avant-coureurs de la société d’aujourd’hui : la crise des carburants, l’intolérance à l’égard des gays, le capitalisme à petite échelle (Licorice Pizza), le trumpisme triomphant, la discrimination raciale (Armageddon Time). Le réflexe est un peu le même chez Charlotte Le Bon, même s’il est nettement moins d’ordre politique, en transposant son adolescence dans une histoire de fantômes (Falcon Lake). Les fantômes du passé nous apprennent toujours sur notre présent.
Le traumatisme du terrorisme
De manière assez logique, face à la pandémie, la France s’est surtout retournée vers le principal traumatisme vécu ces dernières années : le terrorisme. C’était déjà visible dans la première saison d’En Thérapie ; cela l’était encore plus dans deux ou trois films français cette année. On dit souvent que la France a du mal à explorer à travers son cinéma les traumatismes profonds de son époque (guerre, crises). La pandémie a donné un coup d’accélérateur à cette auto-analyse. Il a ainsi fallu seulement sept ans pour que le cinéma français se penche sur les événements terroristes de novembre 2015 : du côté des policiers (Novembre de Cédric Jimenez), du côté des civils ayant vécu les attentats (Revoir Paris de Alice Winocour) ou alors de manière totalement décalée, en toile de fond (Viens je t’emmène d’Alain Guiraudie). Quoi qu’il en soit, le trauma est exposé, voire en voie d’évacuation.
La redéfinition des genres
La pandémie a également eu pour effet de digérer la révolution #MeToo survenue le 5 octobre 2017. Cinq ans se sont passés depuis #MeToo. Lors de l’été 2022, deux films sortis concomitamment sont venus explorer la dichotomie entre hommes et femmes : La Nuit du 12 de Dominik Moll, qui, sous prétexte de faux thriller, essaie d’interroger « ce qui cloche entre les hommes et les femmes » ; Les Nuits de Mashhad de Ali Abassi, qui, à travers la figure d’un Jack l’Eventreur iranien, se lance dans un réquisitoire contre la société patriarcale iranienne, transmettant le machisme de père en fils. Les Etats-Unis ont également fait leur mea culpa à travers le film sur l’affaire Weinstein qui a mis le feu aux poudres, She said de Maria Schrader, en choisissant de ne pas montrer ce qui ne peut l’être, soit les agissements du monstre, mais en se focalisant sur la libération de la parole féminine. Du côté français, Patricia Mazuy a été bien plus explicite en montrant en plan-séquence une scène d’agression et de meurtre sur une jeune femme (Bowling Saturne). On peut s’interroger sans fin sur la méthode la plus efficace de mise en cause de ce processus de prédation. D’une certaine manière, c’est l’amour qui redéfinit le mieux les rôles, comme dans Decision to leave de Park Chan-wook, Suis-moi je te fuis, Fuis-moi je te suis de Koji Fukada, Chronique d’une liaison passagère d’Emmanuel Mouret, ou encore Contes du hasard et autres fantaisies de Ryusuke Hamaguchi.
L’attention aux personnes âgées
La pandémie a sans doute mis en lumière la fragilité des personnes âgées, fraction de la population la plus exposée au virus. On pensait que Haneke avait tout dit sur le sujet, pour le meilleur et pour le pire, avec Amour. Dans le cinéma français, via la pandémie, le sujet est soudainement réapparu avec une certaine ampleur : dans le bouleversant Vortex de Gaspar Noé, montrant en split-screen des bouts d’existence qui ne communiquent plus ; dans l’émouvant Un Beau Matin, où un homme survit tant bien que mal en Ehpad alors que sa conscience se désagrège ; dans Frère et soeur d’Arnaud Desplechin, où les parents des protagonistes, après un accident, sont conduits à l’hôpital et confrontés à l’amputation ou à l’abandon. Rarement le troisième, voire le quatrième âge, ne s’est retrouvé autant au centre des préoccupations des cinéastes.
Les gestes créatifs en lutte contre le politiquement correct
2022, ce fut aussi et surtout l’éclosion de grands gestes créatifs en lutte contre le politiquement correct. Plus exactement, entre deux formes de politiquement correct, celui, profondément nuisible, issu du patriarcat, et celui du féminisme revanchard et dépourvu de nuances. des cinéastes francs-tireurs ont essayé de faire apparaître des vérités plus subtiles, à contre-courant : comme Jafar Panahi, en dressant la métaphore de sa condition de cinéaste emprisonné dans son propre pays, dans Aucun Ours ; comme Saim Sadiq, prenant fait et cause pour les personnes transgenre dans Joyland ; comme Albert Serra, osant proclamer que « la politique, c’est comme une discothèque » dans le somptueux Pacifiction ; comme Bertrand Bonello, explorant les pensées conscientes et inconscientes d’une adolescente, en prise avec le confinement, dans le fascinant Coma ; comme Ruben Ostlund, aussi lucide envers le narcissisme des riches que la perversité des pauvres dans Sans Filtre ; comme Andrew Dominik, en revisitant la légende de Marilyn, dans Blonde, en se gardant de toute naïveté et en lui restituant enfin sa part d’humanité. Autant de gestes créatifs, en toute liberté, en lutte contre le politiquement correct de toutes sortes qui nous enserre, des gestes qui augurent bien de la conscience et de l’indépendance d’esprit des artistes qui façonneront le Septième Art de demain.