The Fabelmans : l’enfance de l’art

Le cinéma relève très souvent de l’art du souvenir. Se souvenir des belles choses, du vert paradis de son enfance, des épiphanies de son passé, pour les fixer définitivement sur pellicule ou désormais en numérique, recréant ainsi des images ressuscitées afin de les rendre inaltérables, en les partageant avec tous. Pour un écrivain comme pour un cinéaste, le processus autobiographique est souvent gratifiant car il permet au lecteur/spectateur de s’identifier à l’artiste, en ayant traversé souvent les mêmes épreuves, et à l’auteur de livrer fréquemment l’une de ses oeuvres les plus personnelles et réussies. Depuis une avant-première mondiale triomphale au Festival de Toronto le 10 septembre 2022, d’où il est reparti avec le Prix du Public (suivez mon regard jusqu’aux Oscars), Steven Spielberg était un peu attendu en France au tournant de son oeuvre la plus autobiographique. Il a choisi le Festival Lumière pour offrir l’exclusivité européenne de The Fabelmans et révéler ainsi son oeuvre a priori la plus personnelle le 18 octobre. A l’orée du possible crépuscule d’une carrière qui fut longue et passionnante et n’est pas encore près de s’achever, Spielberg a décidé de tomber le masque et de révéler le traumatisme profond à l’origine de sa vocation de cinéaste : la séparation de ses parents. Certes tous les enfants de divorcés ne deviennent pas, loin s’en faut, des virtuoses de la caméra. Mais The Fabelmans, en revenant sur le passé et l’enfance de Spielberg, parvient à faire comprendre à quel point chez Spielberg les deux phénomènes sont liés : pas de cinéma authentique sans un douloureux apprentissage de la vérité.

Après la Seconde Guerre mondiale, du début des années cinquante à la clôture des années soixante, Sammy Fabelman grandit paisiblement dans l’Arizona. Alors que le couple de ses parents se délite imperceptiblement, Sammy se prend d’une passion incommensurable et illimitée pour le cinéma, pressentant en lui les germes d’une vocation précoce.

The Fabelmans, en revenant sur le passé et l’enfance de Spielberg, parvient à faire comprendre à quel point chez Spielberg les deux phénomènes sont liés : pas de cinéma authentique sans un douloureux apprentissage de la vérité.

En littérature, les ouvrages autobiographiques sont légion ; c’est presque autant le cas au cinéma. Pour ne citer que les plus remarquables et célèbres films autobiographiques, il faudrait mentionner Les Quatre cent coups de François Truffaut (cinéaste admiré par Spielberg), Au revoir les enfants de Louis Malle, Le Miroir d’Andrei Tarkovski, Amarcord de Federico Fellini, Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman, ou le moins connu Hope and Glory de John Boorman. De grands cinéastes reviennent ainsi sur leur passé, souvent leur enfance, et donnent à leurs admirateurs des clés précieuses pour comprendre et interpréter leur oeuvre. Cette tendance autobiographique s’est accrue avec le confinement qui a signifié pour beaucoup de cinéastes un repli sur eux-mêmes, une introspection forcée qui les a obligés assez souvent à interroger les origines de leur désir de création. Cette tendance récente a été inaugurée, voire précédée par Roma d’Alfonso Cuarón. Lors de la sortie de pandémie, nous voyons se succéder La Main de Dieu de Paolo Sorrentino, Belfast de Kenneth Branagh, bientôt Armageddon Time de James Gray et donc The Fabelmans de Steven Spielberg. Tous ces films ont pour point commun de revenir sur le passé (souvent l’enfance, dans quatre films sur cinq) d’un cinéaste, nous permettant d’observer ce qui a pu le constituer en tant qu’individu et le former en tant que créateur.  

Steven Spielberg ne fait donc pas exception à la règle. Reconnaissons-le, hormis l’exception insolite de Ready Player one, depuis une bonne vingtaine d’années, Spielberg se retourne systématiquement vers le passé : il faut remonter à La Guerre des mondes pour dénicher un Spielberg contemporain de son époque, ce que l’on peut expliquer par le traumatisme vécu lors des attentats du 11 septembre 2001, dernier fait historique récent dont Spielberg a témoigné via un remake d’un film de science-fiction. Son dernier film sorti en date, West Side Story, représentait ainsi une tentative de créer une version modernisée d’un spectacle de la fin des années cinquante, mais était trop éloignée de la version originelle pour satisfaire les fans, et trop proche de cette dernière pour plaire à ses détracteurs. Cette tendance nostalgique, Spielberg n’essaie pas d’y échapper, il la cultive même.

C’est pourtant la première fois que Spielberg se livre à l’exercice de l’autobiographie de manière aussi directe. Il avait déjà distillé par endroits de-ci de-là des parcelles de son histoire personnelle, à chaque fois assez dissimulées derrière son art de la narration et du grand spectacle. Rencontres du troisième type, E.T., L’Empire du soleil, Arrête-moi si tu peux, contiennent ainsi des bribes du passé de Steven Spielberg, déversant leur lot de familles dysfonctionnelles et d’enfants perdus, abandonnés à leur sort, Ce n’est que la troisième fois que Spielberg signe le scénario de ses films, après Rencontres du troisième type et A.I. intelligence artificielle. Ce désir autobiographique le taraudait depuis plus de quarante ans puisque en 1978, il avait déjà confié au tandem Zemeckis-Gale l’écriture du scénario d’un projet revenant sur son enfance. Mais sa légendaire pudeur a sans cesse différé la réalisation de ce projet qui lui tenait cependant à coeur. Il a fallu un événement crucial, la mort de son père en 2020, trois ans après celle de sa mère, pour qu’il se résolve à aborder peut-être l’histoire la plus douloureuse de sa vie, celle qui se trouve à l’origine de toutes ses histoires de cinéma.

Au commencement était donc le cinéma, plus particulièrement une séance de cinéma qui lui faisait peur, celle de Sous le plus grand chapiteau du monde de Cecil B. de Mille. Accompagné presque de force par ses parents, le jeune Sammy vit alors un traumatisme profond et durable. D’un côté, son père, scientifique, (le placide Paul Dano) le rassure sur la nature inquiétante du phénomène cinématographique, en lui expliquant que le cinéma, ce sont simplement vingt-quatre images par seconde. On croit presque entendre la réplique fameuse du Petit Soldat de Godard, « le cinéma, c’est la vérité vingt-quatre fois par seconde  » . De l’autre, sa mère, (merveilleuse Michelle Williams), l’artiste, musicienne et concertiste qui a sacrifié sa carrière pour ses enfants, rassure Sammy, en lui assurant que ce sont des rêves sur pellicule. Là aussi, on croit presque entendre Orson Welles et sa célèbre expression du ruban de rêves.

Il faudra que se joigne au couple le meilleur ami du père (Seth Rogen dans un rôle inattendu de sensibilité) pour que se forme un trio à la manière de Jules et Jim, un Jules et Jim chaste et empêché par la morale et les convenances de l’époque. On comprend aujourd’hui à quel point Spielberg a pu être marqué par le film de Truffaut et y reconnaitre un écho direct de son histoire familiale personnelle. En parallèle, Sammy commence à tourner de petits films amateurs avec ses soeurs ou ses camarades d’école, changeant souvent de distribution en fonction des déménagements fréquents causés par le métier de son père. Il grandira pour s’affirmer enfin cinéaste, d’où la rencontre mythique avec un John Ford, admiration de toujours, campé ici par David Lynch, dans une séquence destinée à devenir culte. The Fabelmans est ainsi un film en apparence léger et drôle qui se révèle progressivement déchirant. Comme l’annonce un des oncles de Sammy, interprété par Judd Hirsch (Des gens comme les autres, A bout de course), « l’art et la famille, ça va te déchirer en deux!  » , indiquant à quel point la famille peut empêcher l’art et réciproquement. Le cinéma représente ici une passion dévorante à laquelle beaucoup de choses et de personnes se verront sacrifiées, un instrument de vérité et de combat certes (en particulier contre l’antisémitisme) mais également un ogre dévorant comme Saturne ses propres enfants. D’une certaine manière, Spielberg rejoint la dimension crépusculaire d’un Eastwood dans la dissection d’un mythe originel mais surtout fait pour la première fois de l’un de ses travers habituels, le sentimentalisme, une de ses forces. Dans The Fabelmans, l’émotion ne se cache plus et n’existe pas pour se donner bonne conscience, elle se trouve au coeur du projet,, elle est incontestablement nécessaire, ce qui rend ce film de Spielberg, introspectif et récapitulatif, essentiel pour tous ceux qui aiment le cinéma.

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RÉALISATEUR :  Steven Spielberg 
NATIONALITÉ : américaine 
AVEC : Michelle Williams, Paul Dano, Seth Rogen, Gabriel LaBelle 
GENRE : film autobiographique, biopic, drame
DURÉE : 2h31 
DISTRIBUTEUR : Universal Pictures International France 
SORTIE LE 25 janvier 2023