Frère et soeur : je te hais, moi non plus!

Depuis quelques années et deux ou trois films, on sent souterrainement chez Arnaud Desplechin le souhait profond de « casser son jouet » et de mettre à mal le système narratif et stylistique élaboré depuis La Sentinelle et surtout Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle), afin de remettre les compteurs à zéro pour ses fans et surtout ses détracteurs et d’échapper ainsi à l’effet néfaste de signature. Trois souvenirs de ma jeunesse ou Les Fantômes d’Ismaël, aussi réussis fussent-ils, tournaient joliment en rond et continuaient à circonscrire le même univers, entre atermoiements sentimentaux et familiaux de Paul Dedalus et fascination pour le roman d’espionnage. Par conséquent, dans l’oeuvre desplechinienne, Roubaix, une lumière a tenté d’imprimer un virage social pour modifier ses thématiques récurrentes. Puis, l’année dernière, Tromperie, adaptation de Philip Roth, a permis à Desplechin de s’avancer masqué, en exposant toutes ses obsessions les plus intimes, par le filtre d’un autre. Il n’échappait pas pour autant dans ce film à l’accusation plus ou moins justifiée de cinéma « bourgeois » et de glorification de l’entre-soi. Avec Frère et soeur, Desplechin assume le paradoxe d’écrire un nouveau chapitre de son oeuvre, dans la continuité des précédents, en particulier Rois et Reine, pour la présentation de destins parallèles liés par des relations d’amour-haine, tout en renouvelant de fond en comble sa méthode cinématographique.

Alice est actrice, Louis est écrivain. Ils sont frère et soeur mais ne s’adressent plus la parole depuis des années. Alice hait son frère depuis plus de vingt ans. Lorsque Jacob, le fils de Louis, est mort, elle est pourtant venue avec son mari adresser ses condoléances mais s’est fait jeter dehors par un Louis fou de rage et hors de lui. Quelques années plus tard, suite à un tragique et imprévisible accident de voiture, leurs parents vont être conduits à l’hôpital. Les frère et soeur ennemis vont-ils être amenés à se revoir? Pourront-ils faire un jour la paix?

Frère et soeur, en dépit (ou en raison) de ses ruptures de rythme et ses imperfections, touche assez juste dans la narration d’une relation de haine irrationnelle, comme il en existe des milliers dans le cadre familial ou professionnel.

Il faut remonter à Rois et reine pour retrouver l’origine de Frère et soeur. Dans ce film, l’un des plus grands succès d’Arnaud Desplechin, s’inspirant librement de Crimes et délits de Woody Allen, on y suivait les trajectoires parallèles de deux anciens amants séparés, Nora et Ismaël. Remplaçons des ex-amants par un frère et une soeur et nous retrouvons donc le même lien douloureux d’ancienne connivence et de terrible rivalité qui fait que deux personnes ne peuvent absolument plus vivre ensemble, ni même se voir, fût-ce de loin. Actrice talentueuse, Alice hait son frère depuis plus de vingt ans, depuis le jour où elle s’est sentie menacée dans son armure narcissique par la réussite insolente d’écrivain de son frère. Elle lui a donc déclaré dans un sourire « je te hais« , déclaration de guerre équivalente à celle lancée par la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont dans Les Liaisons dangereuses.

Rien de bien neuf thématiquement, me direz-vous, Desplechin ayant certainement puisé dans son expérience familiale tourmentée et ses rapports avec sa soeur Marie, écrivaine douée, la matière dramatique de son film. C’est surtout stylistiquement que Desplechin fait exploser le cadre en éclats. Il se permet ainsi tout : faire voler Melvil Poupaud tel Superman au-dessus de la ville. tourner sa première scène d’action, un accident de voiture digne de Duel, traumatisant sur une route départementale, faire jouer un Patrick Timsit inattendu de justesse, a priori très éloigné de la famille d’acteurs desplechiniens, prendre le risque du mélodrame sirkien avec des arguments volontairement excessifs (la mort d’un enfant, l’accident de deux parents), simplifier ses dialogues en s’extirpant de la gangue littéraire…Et en effet, cela passe souvent ou cela casse parfois. Cela passe souvent (la partie Alice portée par une Marion Cotillard incroyablement investie, au jeu à la fois sensible, fin et explosif, cf. une séquence survoltée dans une pharmacie, en piste pour d’éventuels prix d’interprétation, une violence psychologique qui peut renvoyer à celle des films de Bergman, une distribution exemplaire où il faudrait citer quasiment tous les interprètes) ; cela casse parfois (la partie Louis, où Desplechin force un peu sa nature, en vulgarisant sa manière, les tournures littéraires qui reviennent pourtant au galop, sonnant volontairement fausses, l’accumulation anti-naturaliste au bord de la surchauffe d’évènements mélodramatiques qui peut nuire à la crédibilité du propos, le surplus de références un peu plombantes comme par exemple le personnage de l’admiratrice, Cosmina Stratan, la lumineuse religieuse d’Au-delà des collines, tout droit sortie de Opening Night de John Cassavetes destinée à démontrer la capacité d’empathie de l’actrice, ou la manière dont Louis surprend des paroles d’Alice située à l’étage au-dessus, grâce à une bouche d’aération, cf. Une autre femme).

Néanmoins, même si cette manière de creuser inlassablement le même sillon peut paraître assez répétitive et vaine (en-dehors du motif basique de la jalousie, on ne saura guère les réelles motivations de la haine existant entre Alice et Louis), Frère et soeur, en dépit (ou en raison) de ses ruptures de rythme et ses imperfections, touche assez juste dans la narration d’une relation de haine irrationnelle dans une structure dysfonctionnelle, comme il en existe des milliers dans le cadre familial ou professionnel. Au-delà de l’outrance et de la théâtralité, Desplechin réussit à atteindre une certaine vérité des affects. Desplechin continue de se réinventer et à prendre de réels risques, ce qui représente une très bonne nouvelle dans l’univers un peu ronronnant du cinéma d’auteur français.

3.5

RÉALISATEUR : Arnaud Desplechin  
NATIONALITÉ : française
AVEC : Marion Cotillard, Melvil Poupaud, Benjamin Siksou, Patrick Timsit, Golshifiteh Farahani, Cosmina Stratan 
GENRE : Drame 
DURÉE : 1h48
DISTRIBUTEUR : Le Pacte 
SORTIE LE 20 mai 2022