Bowling Saturne : Saturne noir ou les forces du désordre…

Le nouveau film de Patricia Mazuy n’est pas fait pour les âmes sensibles, ou alors précisément, il arrive sur grand écran pour réveiller des âmes anesthésiées dans une époque où les luttes pourtant affluent. En nous confrontant au mal permanent d’une domination masculine, la démarche frontale de la cinéaste rejoint ici celle d’une Hannah Arendt venue développer en 1963 le concept qui intitule son ouvrage de Banalité du mal dans la grande Histoire. Bowling Saturne fait en effet le récit de la quotidienneté de crimes sur l’être, féminin de préférence – comme sur l’animal –, par des hommes dont les instincts primaires les rendent plus sauvages encore que les bêtes elles-mêmes. Il n’y a d’ailleurs pas de hasard dans la mouvance cinématographique actuelle, c’est récemment La Nuit du 12 (Dominik Moll), et, au même moment EO (Jerzy Skolimowski) qui témoignent, dans deux approches complémentaires, du même souci de révéler de quoi est faite l’espèce humaine actuelle, et spécifiquement le genre dit masculin.

Le nouveau film de Patricia Mazuy n’est pas fait pour les âmes sensibles, ou alors précisément, il arrive sur grand écran pour réveiller des âmes anesthésiées dans une époque où les luttes pourtant affluent.

« L’antre de l’ogre », comme l’appelle la cinéaste elle-même, le Bowling Saturne arrive comme un héritage maudit, après le décès du père qui le tenait, en parallèle de ses chasses réputées au sein de ses pairs, dans la vie de son fils Guillaume (l’énigmatique mais excellent Arieh Worthalter), inspecteur de police dont la situation n’est pas à déplorer, un bowling dont il décide d’attribuer la gérance à son demi-frère, Armand, un agent de sécurité montré, lui, comme paumé, plutôt médiocre et capable de se branler sur une bagnole après avoir maté des filles qui ne le voient pas. Les deux frères sont sans point commun apparent à l’exception de leur fonction au monde – assurer la sécurité publique ou privée des citoyens –, et de leur caractère introverti et sombre, éloigné d’affects conscientisés. La séquence d’ouverture du film est de ce point de vue l’occasion immédiate de rencontrer les deux personnages, de comprendre leur rapport conflictuel, de ressentir les déséquilibres qui s’annoncent, et de percevoir le signe déjà de la tragédie (« antique » car commencée antérieurement) qui les touche. Long travelling latéral, dans la nuit qui pleuviote, Armand trace son chemin, un hamburger à la main, pendant que son frère Guillaume l’interroge calé (protégé) dans sa voiture, sur sa venue à l’enterrement de leur père. À l’aspiration du premier personnage à un équilibre ou à une paix recherchée autour du défunt paternel (Eros) vient s’opposer le rythme haletant, morbide et pulsionnel de la marche du second qui avance sans s’arrêter, pris dans son chaos intérieur d’enfant bâtard (Thanatos). La messe semble dite dès l’entrée : dans ce monde masculin, de la nuit, des peurs, la violence morale (fraternelle) est déjà un mauvais présage. La suite du récit consistera en la gérance d’un bowling au-dessus duquel l’appartement hérité, fait de trophées de chasse, deviendra un « ventre de la mort », en l’organisation de soirées filles et par la suite de leurs disparitions (en ellipse vis-à-vis du temps écoulé et en hors-champ), et en une enquête de police tentant de faire vivre à l’un des frères une relation amoureuse bienveillante avec une militante écologique (!), Xuan, prise dans l’enjeu même du film – elle sera une victime collatérale des chasses de l’homme…

La séquence d’ouverture du film est de ce point de vue l’occasion immédiate de rencontrer les deux personnages masculins, de comprendre leur rapport conflictuel, de ressentir les déséquilibres qui s’annoncent, et de percevoir le signe déjà d’une tragédie…

Patricia Mazuy fait le choix de situer son récit dans une ville (normande) qui pourrait être n’importe laquelle en France (les tournages ont respectivement eu lieu à Lisieux, Deauville et Caen), dont l’urbanité semble aussi dévoratrice que ses membres : en témoignent le souterrain qui mène au bowling, le pont de béton extravagant qui domine les routes de la ville, un bâtiment aux colonnes alignées en regard du nombre de ses voitures posées, les abords glauques du cimetière (des femmes !), et, de nous faire entrer dans un film noir prompt à générer un malaise permanent, 1h54 durant. Les scènes de nuit et pluvieuses (à l’image peut-être de l’atmosphère d’une région), majoritaires, contribuent à accentuer un malaise qui traversera tout le film, reflet du mal-être d’un demi-frère passé de la névrose à la psychose, sur qui le regard du spectateur se porte dans la première partie quand la deuxième l’amène à se concentrer sur son frère Guillaume : le peu d’échanges, leurs silences respectifs, les symptômes repérables sur leur faciès aggravent l’ambiance sourde d’un film dont la musique du groupe wallon Wyatt E. (Stéphane Rondia et Sébastien von Landau), spécialiste de drone métal, reflète l’état intérieur des personnages. Le malaise est autrement révélé par les différents choix esthétiques de Patricia Mazuy : le travail sur les couleurs (le rouge et le jaune) à l’éclairage parfois saturé se heurte à l’enveloppement de l’image par la nuit (noire comme la mort, rouge comme le sang) quand la récurrence d’apparitions crues et cruelles est appuyée par des gros plans sur des images fixes – les tableaux de félidés dans l’appartement du père, les photographies de chasse, les images vidéoprojetées des tirs des chasseurs, cette meute humaine groupée et jouissant devant sa propre image, ou les corps des femmes massacrées. Ces résurgences de couleurs, qui font aussi les murs et éclairages intérieurs du Bowling, apparaissent sur ceux de la boîte de nuit le Cargo ou les lueurs émanant du commissariat de police, ne sont pas synonymes de victoires – comme celles symbolisées par les trophées des chasseurs – et sont loin d’être des signes d’espoirs ou de réussite humaine (!). C’est une persistance noire et encore trop actuelle que métaphorise Patricia Mazuy en choisissant comme thème et enjeu de l’activité masculine la chasse : grossiers et vulgaires, violents et primaires, ils deviennent un miroir de la chasse aux femmes d’un Armand, solitaire et taciturne, pervers et narcissique, et bien qu’en évolution professionnelle dans son bowling offert, ne parvient à dépasser ses sentiments d’abandon, de solitude et de frustration. Domination, colonisation, humiliation, maltraitance (animale ou humaine), seront aussi symbolisées par ce contre quoi lutte Xuan, tout en tentant un rapprochement avec Guillaume, la seule, semble-t-il, placée du côté du cœur, de la tendresse malgré son indépendance d’esprit et d’action. Les personnages féminins, représentés plutôt à l’orée de leur vie puisque ce sont des filles plus jeunes, seront de fait montrées et mises à distance, vouées à disparaître, de toute façon…

Les personnages féminins, représentés plutôt à l’orée de leur vie puisque ce sont des filles plus jeunes, seront de fait montrées et mises à distance, vouées à disparaître, de toute façon…

La question de l’intimité (masculine) et l’impossibilité d’y entrer donc de la vivre, d’égal à égal, comme une relation tout simplement « humaine », est une des problématiques des personnages masculins du récit, montrés inversement et uniquement dans la vénération et la jouissance de leur (propre) image, sous le joug de la représentation symbolique ou matérielle de leurs actes, aussi monstrueux soient-ils. Pouvoir de l’image de cinéma, et de l’imago mis en abyme à travers eux. Et, modèles inconscients d’un Armand, pris dans sa bipolarité, son personnage sera montré, lui, dans un plus grand écart de comportement, capable de passer du sourire innocent aux pleurs d’un enfant – mention spéciale à Achille Reggiani, fils de la cinéaste, impressionnant de justesse –, capable du plus grand silence comme du plus primaire cri (animal). Son frère Guillaume, bien que placé du côté de la réussite car voué au même moment à un avancement professionnel, sera également pris dans la soumission et la maltraitance par une hiérarchie autoritaire, isolé dans un bureau de commissariat chaotique où un seul moment de tendresse avec Xuan le verra être suspendu de ses fonctions trois jours. Le spectateur ira de choc en choc, avec eux,,. et le film verra son genre troublé, passant du côté politique l’air de ne pas y toucher ! L’esquisse du sourire de Guillaume au moment du final tragique fait aussi de lui un homme grotesque, capable de ramper sur la tombe d’un père pour déraciner l’herbe mauvaise… Patricia Mazuy choisit de ne pas faire aller le spectateur dans l’analyse psychologique de ses personnages, alors même qu’on imagine leur passé – Guillaume et Armand n’ont pas la même maman, sont éloignés du fait d’un écart d’âge, et ont été traités différemment par un père considérant l’un comme un bâtard – car elle place son thriller noir dans le registre d’un tragique, autant intemporel qu’universel à parler du rapport actuel entre les genres. « C’est pas une lopette » entend-on à propos d’Armand, capable d’accueillir même à contre-cœur le dîner annuel des chasseurs, ou « Je te bute avec mon gros calibre » pour interpeller et effrayer une Xuan gênante aux entournures par ces mêmes hommes sauvages, sont deux exemples de propos qui résonnent avec la réalité courante, récurrente, évidemment abjecte pour les uns comme pour les unes, du spectateur. Un tragique qui est complété par les choix filmiques de Patricia Mazuy dont l’image insiste (en durée et rythme) sur les rituels (à chasser, à tuer, à se re.voir le faire), les armes et leurs dévastations (au couteau ou au fusil), les méthodes (notamment dans le cas d’Armand avec le tuyau descendant vers les bennes et les systématiques plongées), ou par le son qui s’attarde sur des cris ou des chants (humains et de propagande) contre lesquels seul le chien noir (du feu père) et unique témoin se révoltera par ses aboiements… Histoire de familles et de frères, violence et criminalité, de Peaux de vaches à Paul Sanchez est revenu, Patricia Mazuy n’en est pas à son premier exploit de cinéma, à faire le tableau d’une société non plus vivante mais mortifère ! Mais face à l’horizon noir et vide de la dernière image de son film, il ne nous reste qu’à imaginer des cieux meilleurs, et que les anneaux du Saturne planétaire donnent naissance à des agneaux plutôt qu’à des loups… pour subsister jusqu’à la saison nouvelle…

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RÉALISATEUR :  Patricia Mazuy
NATIONALITÉ : France
AVEC : Achille Reggiani, Arieh Worthalter, Y Lan Lucas, Leïla Muse, Olivier Faliez, Lou Gala
GENRE : thriller noir
DURÉE : 1h54
DISTRIBUTEUR : Paname Distribution
SORTIE LE 26 octobre 2022