Joyland : Corps emprisonnés et esprits rebelles

On dit souvent qu’il faut considérer un film comme étant une des pièces d’un puzzle beaucoup plus considérable, comme si chacune des pièces répondait à toutes les autres. Saim Sadiq semble l’avoir bien compris, tant son premier film Joyland peut être considéré, à bien des égards, comme une suite non-officielle de son court-métrage Darling (disponible sur YouTube). Ce dernier se concentre sur la vie d’une danseuse transgenre guidée par des ambitions que le monde extérieur ne cesse de brimer.

Pour son long-métrage, le réalisateur agrandit les possibilités et crée un film choral déchirant, où Biba, une danseuse transgenre (interprétée par la même actrice) fait la rencontre de Haider, jeune homme dont la famille attend fermement qu’il trouve un travail et fasse un enfant à sa femme.

Joyland est l’histoire de corps qui se délivrent, envers et contre tout, malgré les chaînes qu’on leur a imposées. Quoi de plus beau ?

C’est avant tout sa galerie de personnages, à la fois victimes et vecteurs des traditions qui les étouffent, qui donne au film toute sa force. Chacun à leur manière, ils flirtent avec l’outre-passement et questionnent les préjugés issus de notre identité de genre. Peut-on vraiment vouloir changer de sexe ? Une femme peut-elle refuser d’être enceinte ? Un homme peut-il se laisser aller ? Toutes ces questions peuvent paraître futiles et balisées à n’importe qui ayant suivi l’actualité depuis quelques années, mais c’est ici en pleine société pakistanaise qu’elles sont posées.

Une société mouvante, sur le chemin du changement, mais encore aux prises avec le conformisme, et qui trouve son reflet dans la famille d’Haider : un patriarche vieillissant et imposant à ses proches les règles de son vieux monde, un grand frère ayant totalement intégré ces même principes, une belle-soeur au foyer et une femme indépendante et amoureuse de son travail… Tout au long de son film, et avec subtilité, Saim Sadiq nous dit simplement que notre genre tient à peu de choses, si ce n’est juste le regard que les autres (médecins, collègues, familles…) portent dessus. Ainsi, pour apprécier pleinement le film, il faut savoir prendre la mesure de l’audace de ceux qui le composent, tant leurs actions, aussi infimes soient-elles, remettent en question l’entièreté de leur monde.

Mais la qualité principale de Joyland est sans aucun doute sa caméra, ou du moins ce que le réalisateur en fait. L’utiliser pour illustrer les sentiments de ceux qu’il filme, sans pour autant le faire de manière trop appuyée. À plusieurs reprises, Saim Sadiq entreprend un mouvement simple mais évocateur dans sa mise en scène : il prend l’habitude de partir de plans fixes assez larges sur ses personnages pour se rapprocher progressivement d’eux, les isoler du hors-champ et les étreindre avec sa caméra. Geste peut-être trop didactique pour certains, mais tellement symbolique quand l’on comprend les états d’âme de ceux que l’on regarde. La composition de ses plans n’en dit jamais trop, sans pour autant être distante. Les corps déambulent dans les rues sombres, seulement éclairées par les lumières artificielles, laissant apparaître des silhouettes hésitantes, des peaux humides, et des regards courageux.

Et il y a entre autres cette scène baignée d’une teinte rouge, où Biba, au bord des larmes, confie à Haider la mort tragique d’une de ses amies. Parce que Joyland, en plus d’être un magnifique film sur des vies brisées, se fait le relais spécifique des récits de souffrance des femmes transgenres. Des femmes moquées, ignorées, tuées ou battues. Le traumatisme est ici créé pour les consumer, puis se transmettre aux autres, aux vivantes, à celles qui tiennent.

Enfin, Saim Sadiq a l’intelligence de savoir comment aimer correctement ses personnages. Ce qui ne signifie pas forcément, comme trop de personnes le pensent, leur offrir une fin heureuse. Non, ici le réalisateur sait qu’une simple happy ending, bien qu’assurément réjouissante, serait un pur rêve illusoire. Ainsi, jusqu’à la fin, même noyés dans leur impossibilité de changer leur environnement, Sadiq chérit ses personnages, et les quitte avec dignité, en choisissant cette fois-ci de reculer, et de les libérer de son cadre. Joyland est l’histoire de corps qui se délivrent, envers et contre tout, malgré les chaînes qu’on leur a imposées. Quoi de plus beau ?

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RÉALISATEUR :  Saim Sadiq
NATIONALITÉ : Pakistan
AVEC : Sana Jafri, Ali Junejo
GENRE : Drame
DURÉE : 2h06
DISTRIBUTEUR : Condor Distribution
SORTIE LE : 28 décembre 2022