The Souvenir Part I et II : toxicité et résilience

Joanna Hogg est une réalisatrice qui travaille souvent aux confins de l’expérimental, à la limite de l’art contemporain (Exhibition) et en explorant le fossé de communication entre les êtres humains (Unrelated, Archipelago). Son éclosion a été assez tardive : elle a réalisé son premier film en 2007 à 47 ans, après avoir tourné pendant vingt ans pour la télévision et la vidéo. Depuis cinq films forment une oeuvre intrigante, pas forcément toujours très accessible et où la narration est souvent hors-champ, traitée de manière assez oblique. The Souvenir, film en deux parties, est ainsi une autofiction qui revient sur une relation amoureuse qui a marqué Joanna Hogg et l’a peut-être empêchée de mettre en scène pour le cinéma pendant une vingtaine d’années.

Au début des années 80, Julie, une jeune étudiante en cinéma qui se cherche encore, rencontre Anthony, un dandy aussi charismatique que mystérieux. Prise sous le charme de cet homme plus âgé, elle se lance aveuglément dans ce qui s’avère être sa première véritable histoire d’amour. Malgré les mises en garde de son entourage, Julie s’enferme peu à peu dans une relation toxique, qui pourrait bien menacer son avenir. (Part I).

Sortant durement éprouvée de sa liaison avec Anthony, homme séduisant et manipulateur, Julie cherche à faire la lumière sur l’existence fictive qu’il s’était inventée et à mettre de l’ordre dans ses propres sentiments. Lui vient alors une idée un peu folle : et si elle consacrait son film de fin d’études à cette douloureuse histoire d’amour ? Peut-on vaincre ses blessures en mettant en scène un épisode de sa propre vie ? (Part II).

The Souvenir, film en deux parties, est ainsi une autofiction qui revient sur une relation amoureuse qui a marqué Joanna Hogg et l’a peut-être empêchée de mettre en scène pour le cinéma pendant une vingtaine d’années.

Joanna Hogg possède un style cinématographique fort déroutant, dont The Souvenir est la parfaite illustration. Alors que d’autres se seraient concentrées sur l’histoire d’amour toxique entre cette jeune étudiante en cinéma et le dandy arrogant qui l’a séduite, elle narre son histoire de manière oblique, en abrégeant les scènes, sans forcément les développer ou les motiver, en traitant hors-champ ce qui se trouve au coeur de l’intrigue ou encore en atténuant les aspects positifs ou négatifs de ses personnages. En résumé, elle paraît rétive à toute forme de dramatisation, ce qui peut décontenancer. Ainsi, par exemple, elle filme de loin la première rencontre de ses amoureux, en discussion assez distante. Deux ou trois plans plus tard, on comprend de manière incidente qu’ils sont en couple. Elle utilise une excellente bande-son tirée de la pop des années 80 (Stop the cavalry de Jona Lewie, Shipbuilding de Robert Wyatt), en la coupant de manière arbitraire, sans justification, à la manière abrupte d’un Jean-Luc Godard.

Ces tics de style, le langage cinématographique de Joanna Hogg, peuvent surprendre. Elle n’en arrive pas moins à raconter son histoire. On comprend progressivement que Anthony, le dandy mystérieux, cache de lourds secrets et se comporte de manière assez odieuse avec elle, détruisant sa confiance en soi et en les autres et l’obligeant à emprunter de façon injustifiée de l’argent à sa mère et à son école de cinéma. On se souviendra en particulier d’une scène marquante, où, par des remarques insidieuses, il réduit à néant toutes ses tentatives de démarches artistiques.

Pourtant, en raison d’une direction d’acteurs assez distanciée, et d’un choix d’acteur assez contestable (Tom Burke qui, dès le premier abord, par sa mine boudeuse, suscite d’emblée la méfiance et le rejet), Joanna Hogg ne crée pas d’émotion alors que son histoire paraissait faite sur mesure pour en éveiller. On se demande même tant Anthony paraît odieux du début jusqu’à (presque) la toute fin, pourquoi Julie n’a pas quitté dès le début un être aussi toxique et manipulateur. Le personnage d’Anthony aurait peut-être dû posséder la beauté du diable pour pouvoir permettre de tolérer une conduite aussi désastreuse, ce qui est la piste suivie par Maïwenn dans Mon Roi, la séduction naturelle de Vincent Cassel justifiant que sa victime puisse lui pardonner ses écarts de conduite. Rien chez Tom Burke ne permet véritablement de laisser passer ici ses phrases sentencieuses et ses comportements douteux, même si Honor Swinton-Byrne est assez convaincante en jeune étudiante désorientée et psychologiquement fragile. Néanmoins la plus belle scène du film reste interprétée par sa mère, Tilda Swinton, qui, en trois répliques, réussit à faire jaillir une émotion dont le film était tristement dépourvu.

Cela s’arrange un peu dans la deuxième partie, où Julie reprend les rênes de sa vie, en filmant son histoire d’amour passée, ce que Joanna Hogg n’a pas fait à l’époque, s’enlisant dans les sables mouvants d’une dépression qui ne dit pas son nom. En créant une mise en abyme fictionnelle, elle parvient à mettre paradoxalement moins de distance entre nous et son histoire et à filmer plus directement ce qui était tout le temps considéré d’assez loin, afin de la protéger de la souffrance de cette histoire d’amour. Cette mise en abyme n’est peut-être pas un procédé très neuf mais permet de faire fonctionner davantage le processus de reconstruction qui est le sujet de la deuxième partie. Notons en plus que la deuxième partie a l’incontestable avantage de mettre en scène l’excellente Ariane Labed en substitut fictionnel de la réalisatrice dans le film qu’elle est en train de tourner, ce qui ménage des scènes cocasses ou conflictuelles du meilleur effet. Le style du film s’épanouissant, les chansons qui, dans la première partie, étaient assez brutalement coupées, prennent cette fois-ci leur ampleur (Knowledge of beauty des Dexys Midnight runners, des titres inédits d’Anna Calvi). Par conséquent, il est possible de rester extérieur au style de Joanna Hogg ou de s’y immerger totalement ; toutefois, il serait difficile, même si le second volet apparaît nettement meilleur, de faire l’économie du premier dans l’appréhension de ce diptyque qui apparaît comme une expérience de cinéma, quelles que soient les réactions qu’elle peut susciter.

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RÉALISATEUR :  Joanna Hogg
NATIONALITÉ : britannique
AVEC :  Honor Swinton-Byrne, Tilda Swinton, Tom Burke, Ariane Labed 
GENRE : Drame, romance
DURÉE : 1h59 (Part I) et 1h48 (Part II) 
DISTRIBUTEUR : Condor Distribution
SORTIE LE 2 février 2022