The Card Counter : In my lonesome aberration

Les dernières nouvelles qu’on avait obtenues de Paul Schrader venaient d’un petit film indépendant, First Reformed, (Sur le chemin de la rédemption, de par son titre français), même pas sorti en salles en France, et pourtant signalé un peu partout pour sa qualité exceptionnelle. Sur le tard, à plus de 70 ans, après une oeuvre jonchée de films passionnants et inégaux, Paul Schrader, scénariste virtuose de Martin Scorsese, Steven Spielberg, Sydney Pollack, Brian De Palma, parvenait enfin par trouver une parfaite adéquation entre son propos tourmenté de calviniste et ses moyens de cinéaste se cantonnant aux petites productions. The Card Counter qui, lui, aura l’honneur de la sortie en salles en France, reprend la même méthode désormais éprouvée de metteur en scène, en l’appliquant à l’univers du jeu (poker, blackjack), en décrivant un joueur talentueux qui joue pour passer le temps et surtout oublier un passé de militaire tortionnaire à Abu Ghraib.

William Tell, détenu en prison pendant plus de huit ans, s’est reconverti en tant que joueur dans les casinos, après avoir appris à compter les cartes pendant sa captivité. Il a été condamné pour des faits de torture militaire à Abu Ghraib, alors que son supérieur John Gordo n’a pas été inquiété et a mené par la suite une carrière dans la maintenance informatique. William Tell joue pour oublier son passé et ses désirs de vengeance envers Gordo, jusqu’à un jeune homme, Cirk Baufort, vienne le voir un jour….

Dans The Card Counter, Schrader montre à la fois l’Enfer (les visions oririques d’Abu Ghraib, sur fond de heavy metal) et le Paradis, (la plus belle scène du film, Tell et La Linda n’osant se prendre la main dans un parc d’attractions coloré de diodes luminescentes). Dans cette très belle séquence d’amour pur, Schrader pourrait se ridiculiser par la mièvrerie des sentiments affichés, c’est pourtant le contraire qui se produit. Le moment est assez sublime, réaffirmant la pureté de l’amour face à la perversité du monde.

Produit cette fois-ci entre autres par son vieux complice Martin Scorsese, pour qui il a écrit quatre scénarios au total (le séminal Taxi Driver, Raging Bull, La Dernière Tentation du Christ, A tombeau ouvert), Paul Schrader a souvent eu du mal à se dégager de son ombre impressionnante et envahissante. C’est oublier à quel point Schrader est également un remarquable metteur en scène. Jugeant avec sagesse qu’il ne pouvait guère rivaliser avec Scorsese quant à la virtuosité du style, la rapidité des mouvements de caméra ou le rythme infernal du montage, Schrader s’est construit patiemment un peu par défaut, un style en creux, atmosphérique, n’ayant pas peur de ne pas bouger la caméra. Comme il le dit lui-même, « il faut beaucoup de cran pour ne pas bouger la caméra« . Il travaille surtout les mouvements lents, engourdis, les effets discrets de ralentis (quand Tell jette ses cartes ou déploie un drap blanc, dans cette superbe séquence où il emballe tel Christo, en blanc tous les meubles de sa chambre d’hôpital, aspirant à la neutralité de sa cellule de prisonnier) et surtout les surimpressions sonores. C’est en effet davantage dans ce qui ne se trouve pas à l’image que Schrader s’épanouit : la bande sonore de The Card Counter fait ainsi penser au Cliff Martinez de Drive (ô coïncidence, un film qui a révélé Oscar Isaac) ; lors de deux événements importants de l’intrigue (deux morts), tout se passera hors champ, Schrader faisant ainsi travailler l’imagination du spectateur.

Cela ne signifie pas pour autant que ce qui se passe à l’image ne représente aucun intérêt. Bien au contraire, Schrader filme ici Oscar Isaac qui a peut-être trouvé ici son Drive ainsi que son plus beau rôle, exceptionnel de non-performance intériorisée, caractérisant le mutisme, la solitude et le retrait des émotions, comme si toute l’intensité de son être était carbonisée dans son regard. En joueur détaché de toute forme de sentiment, il magnétise les regards, sans même chercher à attirer l’attention. The Card Counter ne cherche aucunement à dramatiser les parties de poker, tant son enjeu est bien davantage existentiel. William Tell se plaît à jouer pour la routine des parties, et non l’appât du gain. Il cherche à oublier le feu auquel il s’est brûlé, celui du pouvoir, celui de la jouissance de la torture. Ce faisant, il finit par former une sorte de famille de raccroc, à la manière du trio de La Couleur de l’Argent, avec La Linda, une gérante d’écurie de joueurs, à qui le lient de tendres sentiments, et Cirk Baufort, un jeune homme désaxé, assoiffé de vengeance.

Mais ce schéma narratif va progressivement se disloquer avec le retour du refoulé. Entre Ernst Toller, le prêtre de Sur le chemin de la rédemption, et William Tellich (de son vrai nom), un même combat, sauver les âmes perdues. Or le fait de sauver quelqu’un n’est souvent que l’expression du désir de se sauver soi-même (« in my lonesome aberration« , comme le chante Robert Levon Been du groupe Black Rebel Motorcycle Club, auteur de la très belle et mélancolique bande originale du film). On reconnaît ici le destin individuel des personnages de Paul Schrader (Travis Bickle voulant sauver Iris la prostituée mineure, en provoquant un bain de sang, George C. Scott souhaitant arracher sa fille de la pornographie dans Hardcore). Tout comme Sur le chemin de la rédemption, The Card Counter représente une fascinante épure du trajet individuel de tous les personnages de Schrader, avec ses tropes stylistiques quasiment obligées (le journal intime en voix off, à la manière du Journal d’un Curé de campagne de Robert Bresson, les mains qui se rejoignent presque, comme dans Pickpocket, toujours de Bresson). Néanmoins, la différence notable de ces deux derniers films, qui annoncent sans doute une trilogie à venir, qui sera complétée par Master Gardener sur la thématique du racisme, avec Joel Edgerton et Sigourney Weaver), c’est la possibilité de paix, voire de bonheur, qui éclot de cette tempête sous un crâne, au-delà de la culpabilité et de l’expiation. Dans The Card Counter, Schrader montre à la fois l’Enfer (ces visions oniriques d’Abu Ghraib, ces flashes de torture jaunis filmés au grand angle, de manière déformée, sur fond de heavy metal), et le Paradis, (la plus belle scène du film, Tell et La Linda n’osant se prendre la main dans un parc d’attractions coloré de diodes luminescentes). Dans cette très belle séquence d’amour pur, Schrader pourrait se ridiculiser par la mièvrerie des sentiments affichés, c’est pourtant le contraire qui se produit. Le moment est assez sublime, réaffirmant la pureté de l’amour face à la perversité du monde.

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RÉALISATEUR :  Paul Schrader 
NATIONALITÉ : américaine
AVEC : Oscar Isaac, Tiffany Haddish, Tye Sheridan, Willem Dafoe
GENRE : Drame
DURÉE : 1h52 
DISTRIBUTEUR : Universal Pictures 
SORTIE LE 29 décembre 2021