R.M.N. : Transylvania versus Europa…

Non ce n’est pas la Réunion des Musées Nationaux, quoi qu’il soit question de communautés, restées figées dans leurs mentalités comme des statues de musées et uniquement concentrées sur la domination identitaire qu’elles peuvent exercer sur ceux qu’ils considèrent comme étrangers, même sur leur propre terre. Dans le récit, le papa Otto (Andreï Finti) du héros tombe soudain malade – il finira par se pendre – et est amené à l’hôpital pour passer un I.R.M. : Cristian Mungiu assume avoir fait, à la manière de l’imagerie par résonance magnétique qui révèle les maladies invisibles à la consultation, un scanner de l’état d’un pays, R.M.N. n’est pas RoMaNichel… mais pas loin. C’est que la Roumanie est un territoire complexe, composé de différentes populations (Hongrois, Roumains, Allemands voire Luxembourgeois), majoritaires, ethnies (gitans ou tziganes), minoritaires, et de confessions diverses. Ici le zemmourisme a ses droits, et ce film tombe comme à pic post élections présidentielles françaises qui ont montré combien l’espèce humaine était plus féroce que sa parente animale. C’est d’ailleurs la présence animale qui ponctuera tout ce film : passage de renard, regroupement d’ours, cris d’oiseaux, et les chiens qui aboient. De registre tragicomique quand il n’est pas grotesque, ce film vient nous montrer des êtres, telles des marionnettes agitées par un Dieu vulgaire et avare de bonté, le Dieu ego qui ne les verra plus jamais égaux.

Quand des marionnettes sont agitées par un Dieu vulgaire et avare de bonté…

Le film R.M.N. débute in medias res dans un abattoir de moutons allemand où l’on coupe des têtes, avant de se poursuivre par une violente dispute entre Matthias (le totalement flippant Marin Grigoire) et son chef qui n’autorise pas de pause même en cas d’urgence, ce qui l’amène à le frapper d’un coup de tête signifiant de quelle violence il est construit. Il est contraint de retourner dans son petit village entre forêt et montagnes, où la majorité des habitants est d’origine hongroise, mélangée aux roumains, ayant chassé les tziganes, à la suite du soudain mutisme de son fils Rudi (muet mais impressionnant Mark Blenyes), huit ans. Séparé de la mère de son enfant pour des désaccords et son comportement pulsionnel, il aura tout de même la possibilité de dormir sur son canapé, et de s’occuper pour partie de son éducation. Ce seront les « premiers » gestes humains auxquels il le forme : faire un feu, rendre potable l’eau du lac, et savoir se battre. À pied ou à moto, muni de son fusil, il accompagne Rudi à l’école, ce dernier ayant eu une frayeur qui le paralyse, possiblement l’image d’un homme en train de faire un acte sexuel ou de commettre un quelconque crime. Dès cette ouverture, une tension, liée à l’agitation générale, à un rythme haletant des images, l’emporte : les arbres sont nus, les feuilles séchées – elles seront bientôt ensevelies par un tapis de neige garantissant une ambiance glaciale –, les pas résonnent comme des bruits inquiétants, mais il faut tout de même aller de l’avant. C’est d’après nous l’enfant qui fait figure centrale dans ce film, présent lors des menaces ou dangers, muet mais expressif, conscient mais en fuite, prévenant avec les animaux, pris dans les captures produites par son père et qu’il souhaite systématiquement libérer. En construction, pris entre l’éducation d’une mère attentive mais très inquiète et maternante et la rigueur d’un père né du patriarcat, il est l’enjeu du récit dans une société qui ne fait plus modèle, parce qu’intolérante et violente, rétrograde et paranoïaque, qui inflige et s’inflige un repli qui n’est pas propre à la Roumanie. Autour de lui, des femmes, Csilla (Judith State), sa mère, Ana (Macrina Bardaleanu), une ancienne maîtresse de son père et assistante de direction d’une patronne d’entreprise de pain industriel prétendu frais qui passe de projet en projet pour récupérer les subventions européennes et embauche à bas prix des ouvriers venus d’Asie, trois Sri-Lankais. Autour d’elles, des hommes, Mathias pris entre domination masculine et soumission au groupe, son père dont la santé s’aggrave, des amis qui ne sont que haine des tziganes au match de hockey, haine des immigrés de l’entreprise, haine d’un prochain qu’ils perçoivent comme un diable incarné. Tout le monde sera ainsi pris dans des luttes – de classe, de race, de couleur, d’âge, de genre – et tous les fondements (des plus archaïques ou nouveaux) seront dénoncés – religion, politique, économie, sexualité, famille, éducation – à travers les images, les dialogues, à la fois simples d’une précision implacable, et surtout l’énergie d’un film choral où les petites et mesquines histoires fabriquent la grande et désolante Histoire, ce malgré les efforts de certains personnages pour y échapper et s’émanciper. Même un jeune Français envoyé par l’Europe pour comptabiliser les ours sera moqué lors d’une assemblée populaire spectaculaire à voter le renvoi des étrangers.

Un film dans lequel petites et mesquines histoires fabriquent la grande et désolante Histoire.

C’est en effet en un plan séquence plutôt long et très impressionnant que l’on assiste à un débat citoyen qui détonne – comment ne pas penser au référendum à initiative citoyenne proposé par nos gouvernants , avec des gens qui hurlent, se coupent, et opposent des arguments xénophobes où sont abordés les questions de migration, délocalisation, tradition, géographie jusqu’à remonter l’histoire de la place de la Roumanie et de la survie des Roumains – qui croient à leur culture sans filtre alors qu’ils ne sont que pure subjectivité. Le tableau premier n’épargnera ni le prêtre, ni le maire à travers des images en plans larges pour nous montrer cette fourmilière qui déraisonne, comme le second dans l’usine, après la demande d’exil des ouvriers au poste de police avant de les faire décamper définitivement sous peine que plus personne ne consomme les produits salis par les mains colorées et sales de gens aux mœurs différentes, n’épargne pas la patronne ni finalement les employés. Scanner donc d’une société de la peur et de la propagande, des croyances et règlements de compte à la grenade – qui plus est masqués comme signe de la lâcheté citoyenne, il fallait bien la musique récurrente – enregistrée ou jouée par Csilla – d’In the mood for love (emprunt mélancolique au thème de Yumeji chez Wong Kar-waï) pour signifier dans quel cynisme le monde est tombé, de quelle mélancolie des mondes passés se construisent les identités, comme des plans de concerts de Noël où des enfants déguisés montent des animaux, sans aucune insouciance dans leur regard, malgré l’ambiance tzigane qui y règne. On ne dévoilera pas la fin, aussi inquiétante que son début, mais pour rappel « Attention aux animaux sauvages », sur la porte d’un magasin en début de film avait prévenu, sauf que les animaux ne sont plus ceux que l’on croit…

4.5

RÉALISATEUR :  Cristian Mungiu
NATIONALITÉ : Roumanie
AVEC : Marin Grigore, Judith State, Macrina Bardaleanu, Orsolya Mordovan, Mark Blenyes, Andreï Finti, Ovidiu Crisan, Zoltan Deak
GENRE : Comédie tragique
DURÉE : 2h05
DISTRIBUTEUR : Le Pacte
SORTIE LE 19 octobre 2022