Maigret : la jeune fille et la mort

Recréer la fameuse atmosphère simenonienne n’est pas une sinécure. Simenon est pourtant l’un des auteurs les plus adaptés au cinéma ou à la télévision, que ce soit pour les enquêtes du commissaire Maigret ou ses romans « durs », se passant de la présence pachydermique et parfois écrasante de son personnage fétiche. Aujourd’hui comme hier, Simenon, l’auteur aux 369 romans et 158 nouvelles, continue à fasciner. Patrice Leconte n’échappe pas à cette fascination mais est parvenu à la dominer pour livrer avec Maigret, une des plus sensibles adaptations de Simenon depuis celles de Claude Chabrol, autre grand amateur de l’oeuvre simenonienne. Pour cela, il s’est certes adjoint les services d’un comédien de génie, Gérard Depardieu, que l’on n’avait pas revu à si belle fête depuis des lustres, ainsi que d’une distribution irréprochable, mais n’est lui-même pas en reste, restituant le coeur de l’écriture de Simenon, en pratiquant avec virtuosité l’ellipse et en interrogeant le mystère indicible des rapports humains.

Une jeune fille vêtue en robe du soir va à une réception dont elle se fait chasser par sa meilleure amie. Quelques heures plus tard, elle est retrouvée morte, son corps gisant dans la rue, lardé de coups de couteau. Le commissaire Maigret, fatigué, à bout de souffle et interdit de tabac, doit mener l’enquête sur cette jeune fille secrète et renfermée dont il ne sait rien. Lors de ses investigations, il rencontre une jeune délinquante qui ressemble étrangement à cette jeune morte, ce qui va réveiller des blessures bien plus intimes et profondes.

Patrice Leconte a réussi à distiller en un film l’essence de Maigret et à le rapprocher, ce qui était loin d’être gagné d’avance, de Vertigo (les efforts de Maigret pour reconstituer via Betty l’apparence de Louise la disparue) ou du Dahlia Noir de Brian De Palma (la séquence de film en noir et blanc à la fin). Ce qui donne au film un arrière-goût déchirant de mélancolie et de mort qui persiste et ne se laisse pas oublier.

Depuis 2014, Patrice Leconte n’a guère pu mener de projets personnels ; de même, Gérard Depardieu n’a pu briller en rôle principal depuis quelques années. Maigret apparaît alors comme un projet de la dernière chance pour ces deux grands talents du cinéma français. C’est souvent lorsque des artistes se retrouvent au bord du précipice qu’ils renaissent tel des phénix de leurs cendres. C’est bien le cas ici : Gérard Depardieu livre une composition intériorisée bouleversante, à mille lieues des prestations survoltées de ses débuts. Il savait sans doute qu’il n’allait pas échapper à la comparaison avec Jean Gabin, Harry Baur, Pierre Renoir, Michel Simon, etc. et ne démérite pas, bien au contraire, face à ses valeureux collègues. Homme fatigué, père blessé, humain qui ne souhaite pas juger ses congénères, Depardieu fait de la moindre intonation, du moindre geste, un écho d’une terrible compassion pour ceux qu’il observe. Il est difficile d’ailleurs de ne pas penser à l’enfant qu’il a perdu dans cette quête désespérée pour trouver le coupable de cette mort injuste de jeune fille, ce qui donne à l’enquête du commissaire Maigret une résonance presque insoutenable pour ceux qui ont perdu de vue provisoirement ou définitivement ceux qui étaient appelés à leur succéder.

Car, comme souvent chez Simenon, l’identité du coupable est accessoire ; l’essentiel réside dans le drame humain qui a permis que la mort s’invite à la fête. En cela, Patrice Leconte a parfaitement compris l’esprit de l’oeuvre simenonienne. Leconte et son excellent scénariste Jérôme Tonnerre n’ont d’ailleurs pas hésité à prendre beaucoup de libertés avec l’oeuvre originelle, modifiant les circonstances de la mort, le mobile, le coupable, éliminant des éléments peu signifiants (l’inspecteur Lognon le malgracieux, les parents de la jeune morte) et rajoutant des motifs déterminants (la motivation de l’obsession de Maigret pour Louise, le personnage essentiel de Betty, clin d’oeil amical à Chabrol). Ce faisant, il a procédé en prolongeant les intentions de Simenon, dévoilant toutes les potentialités de la thématique fascinante de la jeune fille inconnue et révélant un contenu sexuel qui existait à l’état latent mais qui n’apparaissait pas au grand jour dans le roman. N’hésitons pas à le dire, même si cela peut paraître sacrilège aux thuriféraires de l’immense écrivain, le film de Leconte est largement supérieur au roman de Simenon sur un grand nombre d’aspects.

Leconte appartient au cinéma classique, même s’il s’est fait connaître par des comédies décomplexées, sans doute sous-évaluées (Les Bronzés font du ski, Viens chez moi, j’habite chez une copine). Au fur et à mesure de sa carrière, il a pu révéler une dimension pessimiste et tragique, revenant sur la solitude inéluctable de l’être humain, (Tandem, Monsieur Hire, La Fille sur le pont), qui atteint peut-être son point culminant dans Maigret. La réussite provient d’un véritable travail d’équipe qui relève de la belle ouvrage : la photographie d’Yves Angelo, contrastée et navigant avec maestria dans les nuances sombres, la musique de Bruno Coulais rendant hommage discrètement à Vertigo, le montage dégraissé jusqu’à l’os de Joelle Hache (le film faisant 1h29, correspondant à la concision des Maigret de Simenon), le travail recherché sur le son (les fréquences des voix, grave et obsédante pour Betty, subtilement éraillée pour Jeanine), l’intensité de l’interprétation (Jade Labeste, une révélation éclatante à la manière d’Anna Mouglalis ou Marie Trintignant, Mélanie Bernier, souvent sous-estimée à tort, qui trouve enfin un rôle à sa mesure, Clara Antoons dont la présence muette suffit à susciter des frissons). Tout concourt à faire de Maigret une sorte d’essence des romans simenoniens sur le fameux commissaire et à justifier l’éradication de la seconde partie du titre du roman originel. Patrice Leconte a réussi à distiller en un film l’essence de Maigret et à le rapprocher d’un certain cinéma américain, ce qui était loin d’être gagné d’avance : évoquant par petites touches Vertigo d’Alfred Hitchcock (les efforts de Maigret pour reconstituer via Betty l’apparence de Louise la disparue), Le Dahlia Noir de Brian De Palma (la séquence de film en noir et blanc à la fin, focalisée sur la jeune morte), voire Taxi Driver de Martin Scorsese (le rapport de protection entre Maigret et Betty, dénué finalement de toute ambiguïté sexuelle, renvoyant à celui existant entre Travis Bickle et Iris). Ce qui donne au film un arrière-goût déchirant de mélancolie et de mort qui persiste et ne se laisse pas oublier.

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RÉALISATEUR :  Patrice Leconte 
NATIONALITÉ : française
AVEC : Gérard Depardieu, Jade Labeste, Mélanie Bernier, Clara Antoons, Aurore Clément, Anne Loiret, André Wilms 
GENRE : Policier
DURÉE : 1h28 
DISTRIBUTEUR : SND 
SORTIE LE 23 février 2022