La Dernière nuit de Lise Broholm (2022)

La Dernière nuit de Lise Broholm : ainsi soit-elle…

La Dernière nuit de Lise Broholm, premier film de Tea Lindeburg, a de quoi surprendre, à divers niveaux, pour le meilleur et pour le pire. C’est en effet le récit adapté d’un roman autobiographique danois reconnu, écrit en 1912, En dodsnat de Marie Bregendahl, titre traduit en anglais par A Night of death – pourquoi ? L’histoire concerne Lise, jeune adolescente de quatorze ans, l’une des filles de la fratrie mixte de dix enfants du territoire Broholm, qui, contrairement aux siens, est promise, avec l’accord de sa mère encore enceinte et l’opposition de son père luthérien souvent absent, à une émancipation, à la ville et à la poursuite d’études, plutôt que de rester au foyer, de travailler aux champs, à la cuisine et à l’enfantement. Le récit nous fait assister à sa « dernière » journée (et nuit) avant sa « nouvelle » vie, dont le cours (ou destin) changera, ce qui avait été annoncé par plusieurs signes, de façon plutôt (très) appuyée, malgré un réalisme rigoureux – reconstitution des décors, costumes, ambiances de l’époque.

Une reconstitution parfaite pour une dernière journée qui l’est moins, et une nuit à n’en plus finir…

Lise, jolie blonde aux yeux bleus, incarnée par l’intrigante Flora Ofelia Hofman Lindahl, sourit – et ses sourires sont multiples – à une vie rurale prenante et difficile, un environnement naturel magique de beauté (filmé en 16 mm), les cris de ses frères et sœurs aussi adorables qu’étouffants, les conseils de sa mère aimante, de sa grand-mère paternelle autoritaire, de ses tantes et consœurs – ici la vie est ultra communautaire même si des parents pauvres abandonnent leurs enfants –, de son violent père – il a la main facile – et des regards des jeunes hommes qui l’entourent ; elle projette dans le même temps de quitter ce monde ultra-rigide qui enferme – notamment – les femmes à la maison pendant que les pères… assènent ou boivent (?), et que Dieu seul connaît la vérité de ces êtres pour les récompenser ou les punir ! C’est à travers son regard tout au long – ce qui est possible par des plans sur Lise, une attention portée à ses gestes, ses regards, ses attitudes au sein de la famille – que l’on partage les activités champêtres, les préparations culinaires comme aussi les discussions sur la prédestination, la foi, les fantômes, les bienfaits de la nature par tout ce qu’elle (leur) offre, la vie et… la mort : les jeunes enfants n’échappent pas à ces dialogues, regroupés dans les intérieurs ou courant dans les champs, présents ou éloignés, même les plus petits savent si « maman est morte »… La puissance à l’image réside ainsi dans la rencontre entre le grouillement (de tout ce petit beau monde), et l’immensité de la nature, laquelle sera à son comble lors de la dernière image du film, et alors même que tout (s’)est vidé, mère, ventre, famille, espoir, vidés… C’est qu’en effet le film témoigne d’une grande maîtrise de la part de Tea Lindeburg vis-à-vis de l’image : le travail sur les cadres et les plans, les couleurs et la lumière, les sons et les dialogues sont plutôt impressionnants car ils rendent, respectivement, le paradoxe d’une réalité dans un village danois de cette époque. Innocence et rigidité d’un côté, impressions solaire et sombre d’un autre, naturalisme et symbolisme à la fois, splendeur, grandeur mais aussi misère respectivement symbolisées par le plein (la joie) et vide (la solitude, y compris dans l’être avec la rencontre des corps au monde et un mysticisme développé), la curiosité ou la liberté et la fermeture qui s’en suit comme le révèlera la claque du père (et Père) de Lise lorsqu’elle ose entonner un chant d’hommage à sa mère en train de partir dans d’autres sphères dans des cris atroces que les rires des enfants ne couvrent plus… N’est-ce pas là le problème (ou le dilemme) de ce film qui semble fonctionner en miroir d’une idée qu’il dénonce, liée à l’absence de libre-arbitre de l’être pris à la fois dans ses déterminismes sociaux, religieux, géographiques… et de genre ?

Un film pris dans sa propre binarité à dénoncer les carcans du Bien et du Mal, du destin contre le libre-arbitre, et de la lutte perdue des femmes contre la domination masculine…

Si on est admiratif de la beauté révélée par la caméra de la réalisatrice, la présence de signes permanents, pour faire aller le film du récit d’apprentissage ou d’émancipation à celui d’horreur, semble artificielle à éclairer sur ses visées : c’est d’abord une scène – qui ressemble à un rêve puisque le plan suivant voit Lise allongée dans son lit – qui la décrit libre dans l’immensité d’un champ avant qu’un ciel sanguinaire ne l’enveloppe et que des gouttes de sang pleuvent sur elle, puis un rêve de sa mère où il est question de l’accouchement d’un garçon, de l’absence de médecin et peut-être de la mort qui s’en suit, de sa vision d’un jeune voisin assez pauvre pour ne plus manger dans une ferme qui attend de nouveaux propriétaires (et pour lui des parents), qu’elle croit mort en le découvrant, puis une broche de sa mère qu’elle emprunte discrètement avant de se la faire piquer en échange de quoi elle devra montrer sa culotte, avant de la perdre dans une meule de foin et qu’elle lui soit rendue au moment où sa mère approche de sa fin, ou qu’un papillon, vu en plein dynamisme sur les rideaux dentelés de la maison finisse séché sur le bord de la fenêtre… Comme l’image première des pissenlits qui s’envolent et finissent par disparaître, c’est un même sentiment vis-à-vis du film, qui fait exister une réalité datant de 100 ans, qui semble – qu’on espère – disparue, qui réapparaît pour disparaître derrière bien d’autres problèmes éloignés d’un film qui reste trop binaire. Puisqu’à Dieu s’opposent des fantômes et au réel des visions cauchemardesques pour ne pas dire infernales (cf. la scène dans le grenier où l’on voit une femme brûler dans son foyer, pourrait-on dire), qu’à la joie s’oppose l’oppression, qu’a la nature pourtant libératrice répond une culture dominatrice (et patriarcale que même les femmes appliquent), qu’au libre-arbitre vient s’opposer un destin devant lequel tous s’agenouillent… Juste et injuste, doux et dur, sublime et horrible, innocence et stratégie, bien et mal s’affrontent trop ici…

Souffler sur des pissenlits et les faire disparaître revenant à insuffler la vie et à disparaître aussi parce que Dieu l’a dit…

Alors, qu’a voulu faire Tea Lindeburg dans son adaptation en 2022 d’un livre d’il y a 100 ans, dans ce récit, certes fort et éprouvant d’un jour et d’une nuit d’une héroïne déchue, de ses désirs échoués, dans une famille anéantie mais qui continue d’avancer coûte que coûte, au sein de communautés ensorcelées par les dogmes d’une religion qui les déresponsabilise, et au détriment de femmes toujours vouées à assumer le mal pour le bien et réciproquement – malgré leur prière perpétuelle (une certaine ode à la vie, ou à la poésie, comme disait Bashung) dans leur innocence naturelle ? Eh bien on ne sait pas. Récemment, en Iran, Mahsa Amini mourait des suites d’un coup porté par la police et la tenue de son foulard, en même temps qu’en Italie, la post-fasciste Giorgia Meloni gagnait les législatives, que chaque jour des femmes continuent d’être battues, et que si la décrue des inégalités est lente, les femmes restent meilleures scolairement. Si La Dernière Nuit de Lise Broholm n’est pas critiquable du point de vue de son image, le film l’est davantage du point de vue de l’image rétrograde qu’il donne de la femme, un regard qui n’apporte pas grand-chose du point de vue du genre, féminin ou cinématographique. Si Tea Lindeburg a le talent du regard, celui du point de vue semble à venir, et si certaines de ses images sont dès à présent comparées et comparables à celles d’un Dreyer pour sa Passion de Jeanne d’Arc, d’un Bergman au titre de La Source ou d’un Tarkovski pour son Miroir, il lui reste à appliquer cette phrase de Lise « Les fantômes, ça n’existe pas », et à faire passer son cinéma non plus du côté de la nuit et de ses survivantes, mais de celui de la vie et de ses aimantes, d’une solarité qui ne réside pas que dans les cheveux blonds de Lise et les champs infinis de blés, mais du côté de la passion plus que de la raison à réussir un tour de force, trop forcené…

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RÉALISATEUR : Tea Lindeburg
NATIONALITÉ : Danemark
AVEC : Flora Ofelia Hofman Lindahl, Ida Cæcilie Rasmussen, Thure Lindhardt, Palma Lindeburg Leth, Ida Caecilie Rasmussen, Stine Fischer Christensen, Anna-Olivia Oster Coakley, Flora Augusta, Kirsten Olesen, Lisbet Dahl, Albert Rudbeck Lindhardt, Cyron Melville, Emil Hornemann Juel
GENRE : drame historique
DURÉE : 1h26
DISTRIBUTEUR : Ufo distribution
SORTIE LE 21 septembre 2022