Réalisatrice croate de 36 ans, Antoneta Alamat Kusijanovic a fait sensation avec Murina lors du Festival de Cannes 2021. Un premier long-métrage co-produit par Martin Scorsese, brillant et sensible, sur l’émancipation d’une jeune femme prise dans les filets de sa famille. Nouvelle lauréate de la caméra d’Or, une récompense notamment remise par le passé à Jim Jarmush ou Léonor Serraille, la cinéaste était loin de Cannes lors de la cérémonie de clôture du Festival : comme vous le découvrirez dans cet échange avec la cinéaste, un bonheur en chassait un autre. Entretien avec Antoneta Alamat Kusijanovic.
Murina est votre premier long-métrage, parlez-nous de l’origine du projet.
J’ai commencé à explorer cet environnement de travail et le personnage de Julija dans mon court-métrage Into the Blue. La mer est un endroit qui peut être dangereux, où tout peut arriver, de la violence à l’amour. En travaillant avec Gracija Filipovic, je me suis rendu compte qu’il était possible d’étendre l’univers de son personnage, c’est là que j’ai débuté l’écriture de Murina.
🎦Lien Viméo pour visionner le court-métrage : https://vimeo.com/436566474
Le cadre de Murina est pratiquement un personnage à part entière. Entre le bleu de la mer et le soleil brûlant, la famille de Julija semble exposée.
J’ai longtemps souhaité être une architecte. Je pense que l’architecture de l’espace qui nous entoure, naturel ou construit par l’homme, nous donne des pistes pour comprendre nos comportements. Notre environnement a un impact sur notre personnalité, mais aussi nos désirs et nos humeurs. Lorsque j’ai débuté ma démarche de repérage pour le film, mon premier souhait était de trouver un endroit sans végétation, très sec. Je ne pense pas que ce film aurait pu se faire dans un appartement, il fallait un lieu où la peau brûle et où la lumière empêche de se cacher.
Enfin excepté sous l’eau.
Oui, mais elle reste tout de même sous la surveillance de son père. Lorsqu’elle est sous l’eau, elle plonge d’une certaine manière dans son subconscient. C’est un espace de désir et de réflexion pour le personnage de Julija.
Le caractère solaire du film laisse deviner l’angoisse qu’a pu représenter la météo lors des prises. Comment s’est passé le tournage ?
C’est vrai, c’était un aspect essentiel et déterminant. Sur la totalité du tournage, soit quarante jours, il n’y avait qu’un seul jour en intérieur et douze sous l’eau, nous étions donc très dépendants de la météo. Il suffisait de peu pour rendre une scène compliquée, du vent lors d’une prise en bateau, du courant lors d’une prise sous l’eau. Il faut être capable de s’adapter, heureusement l’énergie était là, nous n’arrêtions pas de chanter.
Murina comporte de nombreuses scènes tournées sous l’eau, s’agissant de votre premier long-métrage, ces scènes ont représenté un challenge pour vous ?
On ne peut tourner sous l’eau que durant un temps limité chaque jour, ça contraint forcément le tournage. Je suis aujourd’hui à l’aise sous l’eau, ça ne m’inquiète pas, mais je me souviens d’autres expériences où je n’étais pas dans mon élément, je pense qu’il faut savoir affronter ses craintes et ne pas hésiter à sortir de sa zone de confort.
L’arrivée sur l’île de Javier agite la famille de Julija, il est à la fois le passé et peut-être l’avenir, mais aussi un spectateur de cette famille pleine de tensions.
Nous sommes des êtres complexes, il devait en être autant pour les personnages de Murina, peu importe leurs âges. Je voulais donner de la couleur et de l’épaisseur à la psychologie des personnages, notamment Jujila. Elle partage son temps principalement avec des adultes et développe, par son âge et ses expériences, un désir d’émancipation.
Pour rebondir sur le personnage de Jujila, elle semble quelque part vivre en autarcie avec ses parents. Elle ne peut pas comparer sa situation : est-ce que le comportement de son père, très autoritaire, est acceptable ? Quel est votre regard sur ce père ?
Pour certaines personnes, le personnage d’Ante sera celui d’un méchant, d’un mauvais père. En Croatie, il est perçu comme un bon père, il possède des valeurs morales qui sont appréciées. Pour eux, il est victime du comportement de sa femme et de sa fille. La lecture dépend donc de l’état d’esprit du spectateur. J’aime beaucoup entendre les gens parler d’Ante, il est comme un test de personnalité, il montre un peu qui nous sommes.
Votre film a remporté la Caméra d’Or à Cannes l’année dernière, comment avez-vous accueilli ce prix ?
Lorsque j’ai gagné le prix en juillet 2021, j’étais à l’hôpital à Zagreb avec mon nouveau-né, heureuse et soulagée. Quelques jours plus tard, j’ai eu un échange avec une personne qui considérait qu’on ne pouvait concilier être mère et réalisatrice. Je pense que c’est faux, on peut tout à fait avoir le courage et l’énergie de mener plusieurs fronts.
Peut-être est-ce encore tôt pour le dire, mais a-t-il eu eu un impact sur votre carrière ?
Oui, les personnes qui ne m’aimaient pas m’aiment encore moins (rire). Bien sûr, ça a changé des choses. C’est une reconnaissance incroyable, ça m’a ouvert des opportunités. De nombreux producteurs et acteurs m’ont proposé des projets ou des financements pour mon prochain film. Parfois, le succès peut perçu différemment. En Croatie, ce prix a eu l’effet contraire : il a réduit mes chances de collaborer avec le milieu du cinéma.
Pour conclure, pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec les compositeurs de la BO du film ?
J’ai collaboré avec deux compositeurs français, Sacha et Evgueni Galperine. C’était notre troisième projet ensemble. Ils ont travaillé avec des instruments à cordes pour la musique plutôt qu’avec des pianos, c’était un excellent choix à mon sens. Avec les cordes, on est sur quelque chose d’aérien, de plus spirituel, qui étend l’univers de Murina. La musique exprime très bien l’idée de liberté portée par le film.
Entretien réalisé en anglais par la rédaction en décembre 2021 dans le cadre des Arcs Film Festival.
Synopsis : Sur l’île croate où elle vit, Julija souffre de l’autorité excessive de son père. Le réconfort, elle le trouve au contact de sa mère – et de la mer, un refuge dont elle explore les richesses. L’arrivée d’un riche ami de son père exacerbe les tensions au sein de la famille. Julija réussira-t-elle à gagner sa liberté ?