Rimini : la chair est triste, hélas, à Rimini, l’hiver…

Italie, côte Adriatique, ville du tourisme de masse, sauf que c’est l’hiver : Rimini est plongée dans la brume avant que la neige n’ensevelisse ses plages. Richie Bravo, crooner autrichien à l’allure d’un viking alcoolique, chevelure blonde décolorée, Marcel blanc sous son manteau de fourrure, traverse la ville, depuis sa grande baraque de « bateau pirate », avec ses bottes de cow-boy en peau de serpent. Dans cette station balnéaire où s’alignent les hôtels vides ou désaffectés, où n’affluent plus les cars de touristes autrichiens, il continue pourtant de chanter son « Emilia », un des tubes préférés de ses fans – maximum quinze femmes d’un certain âge, avec leurs maris, dans des salles de restaurant – en assurant quasi seul la régie son et lumière, sans loge et souvent sans scène, entre deux chansonnettes de variété, et pour deux cents euros la soirée. Cela ne suffisant pas à sa survie, il squatte des chambres d’hôtels sordides pendant qu’il loue sa maison étouffante de ses trophées, tenues de soirée et disques, ou mieux, vend son corps pourtant bouffi, à ces mêmes vieilles idoles, à la manière d’un gigolo. Lorsque sa mère décède, il retrouve son jeune frère Ewald, pas meilleur que lui, quand son père survit dans un Ehpad, toujours hanté par le souvenir nationaliste autrichien. Tessa, avec son amoureux musulman et d’autres familles migrantes, débarque : c’est la fille qu’il a abandonnée à sa mère douze ans plus tôt, et qui lui réclame… trente mille euros…

Et Richie continue de chanter son « Emilia », un des tubes préférés de ses fans, entre deux chansonnettes de variété, et pour deux cents euros la soirée.

La séquence d’ouverture donne le ton du film, laissant voir de petits vieux résidents de l’Ehpad, avec leurs déambulateurs, qui, tristement et difficilement, chantent en chœur, une scène de reprise venue répondre à celle d’un précédent film, Import/Export (2007). La musique tourne en boucle, comme reviennent les thèmes de prédilection d’Ulrich Seidl, pas gais… Dans ce même temps, le père de Richie, Ekkerhart, tente de s’échapper mais se heurte à des sorties de secours, aux trompe-l’œil en forme de paysages extérieurs naturels, et fermées à clés… Cynisme. Premières thématiques rencontrées – mort, héritage, passé, vieillesse, emprisonnement physique ou moral –, on verra plus tard ce père chanter une ode au régime nazi… Bienvenus dans une ambiance aussi sordide que morbide [Thanatos] qui se poursuivra dans la ville de Rimini, pluvieuse, brumeuse et ventée, débordant de migrants que d’aucuns ne voient, parce qu’ils sont posés là, silencieux et dans le froid, filmés en plans fixes et très bien cadrés dans les horizons vides et glacés, entre les frasques sexuelles de Richie, dans des plans crus, souvent gros, qui tente de survivre jusqu’à la saison nouvelle, dans l’hôtel du Soleil… Cynisme. C’est donc à la manière de tableaux picturaux qu’Ulrich Seidl donne à voir autrement la ville balnéaire enneigée – on pense à ceux hivernaux de C.-F. Daubigny – et ses corps misérables, désœuvrés – on pense ici aux récits de M. Houellebecq : quand ce n’est pas avec sa cliente régulière, Annie, une femme d’un certain âge, vêtue de dentelle noire, qui se trimballe sa mère malade dans une pièce attenante de la chambre d’hôtel où Richie et elle se retrouvent pour gagner quelques billets, le looser est capable de séduire, dans un bar, après avoir cumulé les bières, sa propre fille, sans conscience avant coup, sans scrupule après, glauque. C’est aussi le choix du CinémaScope qui rend dégoulinants les décors comme certains des personnages, nous plongeant entre une réalité confondante et presque une irréalité : ce sera le cas dans la maison de Richie avec sa pièce aux trésors, comme dans la maison familiale endeuillée mais où les deux frères revoient des souvenirs d’antan, lors du décès de la mère au prologue du film. Ulrich Seidl a le sens du détail, ce que l’on peut voir à travers les messages des pancartes accueillant les touristes à l’entrée de Rimini, ou à travers les quelques mauvais rappels visuels dans la chambre en Ehpad du père – « Ici, vous êtes en Autriche » – ou sonores lorsque l’homme sénile répète « À chacun son dû » dans un salut hitlérien et sur un Winterreise de F. Schubert. Ambiances.

C’est aussi le choix du CinémaScope qui rend dégoulinants les décors comme certains des personnages, nous plongeant entre une réalité confondante et presque une irréalité…

Dans ce récit froid et mortifère, à la manière documentaire mais par touches, Ulrich Seidl dresse le tableau pessimiste d’une société qui n’a plus rien à envier – abandon des filles par leur père, abandon des migrants par les États, abandon des vieux dans les Ehpad, abandon de soi à des sorts sans affects –, et à travers le portrait d’un personnage décadent pris entre son alcoolisme, peut-être sa xénophobie – notamment lorsque Richie découvre que sa fille s’est amourachée d’un musulman et cf. la scène où les malheureuses familles s’accumulent dans son salon et sur sa terrasse –, sa lâcheté et sa malhonnêteté, ce que l’on voit vis-à-vis d’à peu près tous les personnages qu’il côtoie : sa fille, son père, des femmes à qui il vole des scènes de sexe, enregistrés avec son téléphone, en plans frontaux, pour faire un chantage à leur mari. Pourtant sourd ici aussi pourtant, contre toute attente, une forme de chaleur ou de tendresse, tout au long du récit. L’hystérie des Autrichiennes et les embrassades échangées, l’enthousiasme de Richie malgré la répétition du mouvement de son combat pour sur.vivre – il est souvent vu en train de marcher, de s’habiller, de tituber, de se coucher, de se réveiller pour retourner indéfiniment réclamer le dû de ses spectacles à un Italien plus malin que lui –, se déroulent entre les chansons composées par Fritz Ostermayer et Herwig Zamernik et nous plongent dans cet autre temps musical des ballades kitsch chantées par des crooners romantiques. Cette répétition du rien que l’on doit à la performance de Michael Thomas et à la manière de Seidl de filmer une limite dans cette ville de concentration tend à ne pas faire de ce film un mouroir aux alouettes mais bien le miroir, précis, d’une société vidée de son sens, où la quête d’argent ou de sexe pour combler des solitudes et l’indifférence actuelle deviennent le miroir d’un passé qui peut (pourtant) rattraper l’être. Richie (pourtant) ne tombe pas. Si tout le monde a besoin d’être (vraiment) aimé, Richie le premier, il reste un personnage solide face à l’immensité de son propre vide. Ulrich Seidl est spécialiste des volets, un peu à la manière des feuilletons et par l’intermédiaire des personnages qui reviennent, histoire de créer une continuité dans les discontinuités de son histoire cinématographique et de l’Histoire du monde et des hommes : à la trilogie précédente au cynique titre, Paradis, viendra répondre un nouveau diptyque auquel Rimini appartient, lorsque sortira Sparta, venu faire à son tour le portrait du frère de Richie dans ce récit, Ewald, qui sera interprété par Georg Friedrich, pour un sujet encore plus grave. Face à ces (morts-) vivants, figures d’un certain cinéma, on peut alors saluer Hans-Michael Rehberg, qui, bien que malade, a assuré le rôle du père avant de décéder l’année même du tournage, en novembre 2017. Et, on peut même espérer que les débats autour du réalisateur, dont le film a fait partie des sélections d’au moins trois Festivals (San Sebastian, Berlin et Fifigrot), pourra prouver que les accusations dont il est victime autour du non-respect des lois de protection de l’enfance durant ses tournages, ne sont que buzz erronés… et que cette phrase répétée « À chacun son dû » révèle une conscience bien plus élevée des méfaits humains que ce qu’il n’y paraît.

Cette répétition du rien que l’on doit à la performance de Michael Thomas et à la manière de Seidl tend à ne pas faire de ce film un mouroir aux alouettes mais bien le miroir, précis, d’une société vidée de son sens.

3.5

RÉALISATEUR : Ulrich Seidl
NATIONALITÉ : autrichienne
AVEC : Michael Thomas, Tessa Göttlicher, Hans-Michael Rehberg, Inge Maux, Georg Friedrich, Claudia Martini, Natalya Baranova, Silvana Sansoni
GENRE : drame autrichien
DURÉE : 1h56
DISTRIBUTEUR : Damned Distribution
SORTIE LE 23 novembre 2022