Récit d’un propriétaire : le Kid ou comment s’en débarrasser

 

Etrange retournement du destin. Le cas d’Ozu est sans doute l’un des plus emblématiques des vicissitudes de la critique. L’oeuvre de Yasujiro Ozu (54 films au total) a été presque totalement ignorée durant toute sa vie. Elle a commencé à être appréciée en Europe bien après sa mort. Il a fallu attendre 1978 pour que trois films d’Ozu – Voyage à Tokyo, Le Goût du Saké et Fin d’automne – sortent enfin en France. Corollaire de ce qui précède, pendant les années 50 et 70, le cinéma japonais est représenté pour les cinéphiles, essentiellement par Mizoguchi et Kurosawa, deux immenses cinéastes, mais Ozu n’existe donc pas pour les spectateurs de l’époque, qui ne voient jamais ses films sélectionnés en festivals. Aujourd’hui la situation s’est inversée : Voyage à Tokyo de Ozu est le premier film japonais à apparaître dans le sacro-saint classement de Sight and Sound ; il était même en 2012 le film qui apparaissait en première place du classement des cinéastes dans le même sondage. Sans dévaloriser les oeuvres considérables de Kurosawa et Mizoguchi, Ozu est désormais considéré comme le cinéaste le plus japonais des cinéastes japonais. Son influence est devenue considérable, infusant dans les oeuvres respectives de Hamaguchi, Fukada, Kore-eda, Kawase, etc. qui se réclament directement de lui, de ses thématiques sur la famille et le couple, ainsi que de son style serein et zen. Présenté dans une version enfin restaurée à Cannes Classics, comme Les Soeurs Munakata, Récit d’un propriétaire est l’un des premiers films tournés par Ozu, après la Seconde Guerre Mondiale, où il a mis en place les fondamentaux de son style, tournant le dos à l’utilisation des effets cinématographiques dont il était friand avant son départ à la guerre. A la fois comédie irrésistible et soap opera émouvant, Récit d’un propriétaire s’impose comme l’un des premiers jalons importants de l’oeuvre d’Ozu, avant les accomplissements qui allaient suivre.

Un enfant égaré de cinq ou six ans, sans nom, est ramené chez Tashiro, un cartomancien. Il propose à son voisinage de l’héberger; Mais personne n’en veut, « je déteste les gosses » lui répond-t-on. A son corps défendant, la veuve Tané finit par accepter de le laisser rester chez elle…

A la fois comédie irrésistible et soap opera émouvant, Récit d’un propriétaire s’impose comme l’un des premiers jalons importants de l’oeuvre d’Ozu, avant les accomplissements qui allaient suivre.

Récit d’un propriétaire a été projeté pour la première fois en France au cours de la rétrospective Ozu lors de l’été 1992, au Max Linder Panorama. Il a ensuite fait partie du superbe coffret 12 DVD Carlotta de 2013, dans une version malheureusement non restaurée mais qui n’empêchait pas de percevoir la qualité impressionnante du film. Cette présentation à Cannes Classics représente donc une véritable double célébration, celle du premier film d’Ozu après la Seconde Guerre Mondiale, et celle de l’élaboration d’un style qui allait trouver ici sa forme quasi-définitive et relativement peu évoluer par la suite.

On retrouve donc ici les caractéristiques familières du style d’Ozu : le plan Tatami observé au niveau de l’oeil d’un chien, l’enchaînement de plans fixes que ne viennent interrompre que deux ou trois très rares travellings (ceux montrant la veuve Tané ou le jeune garçon se déplacer sur la plage), les plans d’extérieurs totalement vides qui viennent ponctuer les interludes entre les séquences dialoguées. Ozu qui ne s’est jamais marié ni n’a eu d’enfant (en dépit d’une relation probable avec la sublime Setsuko Hara) a parfois consacré ses films aux enfants (Bonjour, Gosses de Tokyo). C’est le cas ici où se sent l’influence humaniste d’un Chaplin (Le Kid) dans les relations entre une veuve et un gosse quasiment muet, préfiguration du tandem de Gloria de Cassavetes. Entre une veuve revêche et un gosse indiscipliné, le courant ne passe guère, jusqu’à ce que la veuve comprenne qu’elle tient beaucoup plus au gamin qu’elle ne veut se l’avouer.

Au-delà de la tournure mélodramatique de l’histoire, l’enfant représente ici le prétexte narratif pour que la veuve et les autres habitants du quartier se rendent compte qu’il est nécessaire de mettre fin à l’égoïsme prégnant de la société. En quelques scènes (la balade sur la plage, le mini-concert a capella accompagné des baguettes pour le riz, les plans muets sur le désarroi de la veuve lors de la fugue du gamin), Ozu prouve quel grand cinéaste il était déjà.

Récit d’un propriétaire est un film assez court (1h11) mais il s’y passe quantité de choses, au point qu’on jurerait que notre montre a été dérèglée au cours de la projection de ce film. On peut s’interroger aussi sur le titre qui vise une assemblée de copropriétaires qui a lieu dans l’intrigue mais ne constitue pas le coeur du film. On peut imaginer que Ozu l’a nommé ainsi par pudeur ou bien que la propriété en question concerne l’enfant égaré. On peut aussi s’interroger lorsque dans les derniers plans du film, on le voit réapparaître alors qu’on l’avait laissé partant pour une issue plus heureuse. Une fin énigmatique qui relance les spéculations sur les véritables desseins du père de l’enfant, sans qu’on ne puisse jamais en savoir plus.

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RÉALISATEUR : Yasujiro Ozu 
NATIONALITÉ :  japonaise 
GENRE : comédie dramatique 
AVEC :  Chôko Iida, Hôhi Aoki, Eitarô Ozawa
DURÉE : 1h12 
DISTRIBUTEUR : Carlotta Films
SORTIE LE 8 novembre 2023