Nos frangins : une histoire à déc(h)anter…

Abdelouahab Benyahia, dit Abdel, jeune lycéen de Pantin, avait 19 ans : il était passé à la télévision, interviewé après un stage à rencontrer le métier d’agent d’accueil, qui l’avait emballé suite à sa prise de conscience que le travail consistait à « converser avec plein de gens ». Malik Oussekine, jeune étudiant vivant dans une petite piaule de la rue Monsieur-le-Prince et dominant les toits, avait 22 ans : Bible en main, il rêvait de s’intégrer autrement qu’un enfant français né de parents algériens, avec l’intention de se convertir au catholicisme. On est en 1986 : les étudiants enflamment la capitale suite à l’annonce de la loi Devaquet qui vise à réformer les universités françaises, par la sélection dès l’entrée et la mise en concurrence des établissements. Cette même nuit du 5 au 6 décembre, les deux jeunes garçons sont respectivement tués, l’un par balle par un policier éméché au moment d’une bagarre dans laquelle Abdel n’a rien à faire, à l’entrée d’un bar de Saint-Denis et sous le regard de sa fiancée ; l’autre roué de coups des matraques de trois voltigeurs motorisés – une brigade de policiers qui a vu sa fin la même année mais qui sera recréée en 2018 lors de la révolte des Gilets jaunes – en poursuite de casseurs, dans sa propre entrée d’immeuble, sous le regard d’un voisin qui ne parvient à l’aider, lui-même tabassé. Malgré les tentatives de fonctionnaires haut placés d’étouffer les deux affaires pour protéger la police (et l’État) en proie avec les revendications de milliers de jeunes, les deux crimes – intentionnels ou non – éclatent au grand jour :  ce seront des milliers de personnes rendant hommage aux victimes, des procès dont découleront des punitions toutes relatives vis-à-vis des responsables, et une mémoire française de ces événements – sous la présidence de François Mitterrand dans son deuxième mandat et en cohabitation – longtemps vive car mêlant des sentiments d’injustice à une émotion de double perte. C’est aussi le réveil de relents de xénophobie face à une immigration pourtant tranquille, et dérégulée, à l’époque… que vient nous glisser à l’oreille Nos frangins.

Des milliers de personnes rendaient hommage aux victimes, des procès et des punitions relatives vis-à-vis des responsables, surtout une mémoire française autour de ces événements et une plaque commémorative au 20 de la rue Monsieur-Le-Prince…

36 ans plus tard, arrivait sur Disney + une série de quatre épisodes, intitulée Oussekine, et se concentrant, de façon plus bouleversante, sur les événements entourant la nuit du 5 décembre 1986 ayant conduit à l’assassinat d’Oussekine, quand quelques mois plus tard Rachid Bouchareb, dont la filmographie (reconnue pour Hors-la-loi ou Indigènes) révèle son intérêt pour l’identité culturelle et ses (propres) racines, nous offre un film, Nos frangins. En 1h32, le réalisateur caractérisé de « cinéaste beur » dans les années 90, comme le terme était à la mode, dresse, lui, le tableau de la sidération de deux familles, celui d’une société en mutation dont les piliers étatiques choisissent de protéger leurs armées plutôt que leurs citoyens. Dès le titre, on entend la résonance « familiale » avec l’origine du cinéaste, mais au-delà, un souci de considérer tout être comme un frère, non pas pour faire du bon sentiment, mais pour tenter de faire coller à ce pays d’accueil et de Lumières qu’est la France sa propre devise « Liberté, égalité fraternité « . Le casting ne manque pas d’audace non plus avec ses orientations et ses choix : c’est ainsi des retrouvailles avec Samir Guesmi, vu récemment dans le film de Denis Côté (Un Été comme ça) qui joue le rôle du père d’Abdel, et tente de lutter contre ses jambes chancelantes face aux diverses annonces dramatiques, directes et indirectes, qu’il doit encaisser en très peu de temps – un fils au commissariat, un fils disparu, le secret de sa mort – ; Reda Kateb, récemment vu dans Les Promesses (Thomas Kruithof), dans son costume gris d’homme qui a réussi, joue Mohamed, le frère de Malik, en colère et combatif, éphémère mais incisif, quand Lyna Khoudri, révélée deux ans plus tôt dans Papicha (Mounia Meddour) et présente dans le récent Novembre (Cédric Gimenez) joue Sarah, leur sœur, à la dégaine aussi jolie qu’intellectuelle, toute en intériorité et en silence ; c’est étonnamment Raphaël Personnaz qui joue le Commissaire Daniel Mattei, un beau brun sous sa barbe, chargé de faire le lien avec les familles et d’élucider ce qui s’est réellement passé du côté de la police, plus fantomatique tu meurs, lui-même en prise avec la perte de son propre père, le regard à la fois naïf et l’attitude lentement désaxée face à cette forme de monstruosité du mensonge et du silence que vient lui imposer son chef à l’IGS (inspection générale de la police), interprété par le théâtreux Gérard Watkins, dont le jeu tranquille de l’indifférence vis-à-vis des deux pertes est autant ahurissant d’effroi que de justesse… C’est enfin Wabinlé Nabié, l’homme gérant les corps dans la chambre mortuaire de l’institut médico-légal où ils reposent durant l’enquête, qui vient humaniser une nuit aussi froide que l’oubli : donnant des noms à l’un des adolescents non identifié, faisant une prière à ces deux frères d’âge, vantant le pouvoir des liens entre les vivants et les morts, il est la figure symbolique d’un vrai frère réunificateur avec sa poésie et la magie de ses quelques refrains… ou il prend la place du chœur si l’on se place du point de vue du genre et de la tragédie que le film vient rappeler.

Un casting d’acteurs attachant et à rendre les personnages aussi fantomatiques que les défunts qu’ils défendent… pour retranscrire les secrets déterrés…

À parler de genre, comment caractériser Nos frangins ? Ni un biopic ni un film-dossier, alors même qu’il s’attache à traiter deux événements tragiques qui ont fait l’actualité – politique, sociale et éthique – de nombreux mois de l’année 86, le film entend placer le spectateur du point de vue des familles, avec la froideur du documentaire. La présence de nombreuses images d’archives, des images ayant fait les Unes de l’époque – manifestations étudiantes massives, de débats à l’Assemblée nationale où se reconnaissent les Charles Pasqua, Jacques Chirac ou Édouard Balladur, hommage du Président de la République… –, se heurte de façon abrupte aux images de fiction du récit dans lequel on voit, dans le champ, un Adama Amara Malik en proie à la peur et en train de fuir les voltigeurs motorisés qui le coursent et alors qu’il n’a rien à se reprocher, ou un Abdel, en hors champ, qu’un de ses frères, interprété par le jeune Laïs Salameh, tente de réhabiliter. Rachid Bouchareb tente ainsi de montrer comment, selon que l’on appartienne à un milieu aisé, instruit. placé du côté de l’intellectualité, ou à un milieu plus modeste, moins reconnu, issu d’études plus professionnalisantes, la compréhension et le combat ne sont pas les mêmes, comme le montrent les réactions des familles respectives des défunts. Mieux, le film rappelle que selon que l’on ait une origine, dans un pays pourtant d’accueil, le traitement n’est pas le même non plus, relativement aux problématiques politiques qui se présentent aux institutions. C’est à cette noirceur que le cinéaste s’attache, ce que l’on voit aussi à travers les espaces que fréquentent ou traversent les personnages – lieux de vie, lieux d’étude, lieux de travail – qui sont géométriquement – par leur horizontalité ou leur verticalité, partant des sous-sols pour grimper jusqu’aux toits – signifiants dans le film. Le commissaire Mattéi semble lui-même pris dans cette géométrie variable, par sa fonction mais aussi la prise de conscience qu’il est amené à faire face aux ordres auxquels il doit répondre. Alors oui, d’aucuns pourront reprocher au film d’être maladroit et bancal, voire trop neutre et sans parti pris : mais, n’est-ce pas plutôt l’attitude institutionnelle qui aura été plus que maladroite et son éthique bancale, et face à ces affaires dans un premier temps étouffées, les choix du film ne viennent-ils pas refléter ce même assourdissement ? Nos frangins a pourtant ce grand mérite : rappeler à travers aussi les tubes musicaux choisis des années 90 – Mala Vida de la Mano Negra, Y’d’la haine des Rita Mitsouko – qu’un jour en France, des Malik et Abdel sont tombés, et que s’ils étaient appelés William ou Michel, ils auraient pu être sauvés… (Petite, Renaud). Car si ce film ne se consacre pas au combat des familles qui succèdera pourtant aux événements (notamment la sœur de Malik Oussekine autour des femmes), il consacre une nuit apparemment pas encore guérie…

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RÉALISATEUR : Rachid Bouchareb   
NATIONALITÉ : France
GENRE : drame politique
AVEC : Reda Kateb, Lyna Khoudri, Raphaël Personnaz, Samir Guesmi, Adam Amara, Laïs Salameh, Wabinlé Nabié, Gérard Watkins
DURÉE : 1h32
DISTRIBUTEUR : Le Pacte
SORTIE LE 7 décembre 2022