Les filles d’Olfa : un dispositif hors du commun

Avec Les filles d’Olfa, Kaouther Ben Hania franchit un palier supplémentaire dans son art. Cette nouvelle œuvre où réalité et fiction, artifice et véracité se mêlent et passent des uns aux autres de manière fluide et inattendue, est particulièrement troublante. C’est le documentaire où les personnes dont il est question ont été les plus actives, devenant par ailleurs de véritables révélations et actrices, ici, de leur propre vie. Les filles d’Olfa, par sa sophistication, son audace, son brouillage de pistes, est nettement supérieur à La belle et la meute, qui pourtant était une œuvre touchante, déjà politisée et tirée d’un fait réel.

La vie d’Olfa, Tunisienne et mère de 4 filles, oscille entre ombre et lumière. Un jour, ses deux filles aînées disparaissent. Pour combler leur absence, la réalisatrice Kaouther Ben Hania convoque des actrices professionnelles et met en place un dispositif de cinéma hors du commun afin de lever le voile sur l’histoire d’Olfa et ses filles. Un voyage intime fait d’espoir, de rébellion, de violence, de transmission et de sororité qui va questionner le fondement même de nos sociétés.

Cette œuvre innovante où réalité et fiction, artifice et véracité se mêlent et passent des uns aux autres de manière fluide et inattendue, est particulièrement troublante

Dès les premières minutes de film, nous découvrons, comprenons, avec stupéfaction et ravissement, l’audace et l’inventivité (inédite sous cette forme ?) du parti pris narratif. Si l’on voit le film vierge, sans rien en savoir (ce qui a été notre cas), nous ignorons les raisons de la disparition des deux sœurs aînées (dites, au début du récit, « emportées par les loups ») ni la tournure que va prendre ce documentaire si inventif et esthétique.

Les personnes réelles, au vécu plus que lourd, aux personnalités toutes troubles (nous le découvrirons au fur et à mesure du film) sont incroyables de charisme, de beauté physique, de cinégénie et de naturel. Malgré le processus très sophistiqué qu’emprunte la cinéaste, Olfa et ses filles se confondent et se mêlent parfaitement dans l’œuvre et devant la caméra. Un ou une autre cinéaste ou documentariste aurait peiné à mettre à l’aise des personnes « de la vraie vie », traumatisées, dans un projet mêlant certes le documentaire, mais étant aussi une œuvre proprement cinématographique. On ne voit pas de différence entre les acteurs et actrices professionnels (dont la « jumelle » d’Olfa et celles qui incarnent les sœurs « disparues », ainsi que les acteurs masculins aux rôles hélas peu glorieux). Tous sont criants de vérité, mais aussi s’adaptent de manière incroyable à rejouer leur véritable vie ou évoquer leur présent le plus intime.

On peut même parler de révélations concernant les deux filles. S’il s’agissait d’actrices ou d’adolescentes découvertes pour une fiction pure, nous parlerions de futures grandes qui crèvent l’écran. Ni elles ni leur mère ne sont angélisées, rien n’est éludé, même au-delà de ce qu’elles s’attendaient -quand deux filles, parfaitement complices avec celles qui jouent leurs sœurs, se confient sur leur puberté, on assiste en direct au fait qu’Olfa soit choquée, mentionnant qu’il y a un homme en leur présence — et il est mentionné, c’est le cameraman. La mère est montrée, tantôt interprétant son propre rôle, tantôt jouée par une actrice, dans ses préjugés (une jeune fille qui s’épile les jambes est une traînée en puissance et doit sévèrement être sanctionnée), son extrême violence (elle bat ses filles avec une violence inouïe). De même que les quatre sœurs, dont les plus grandes sont allées jusqu’au bout de leur radicalité soudaine, ont été plus que séduites par les idées, voire les projets mortifères de Daech. C’est d’ailleurs là où l’œuvre prend un tournant choquant auquel on ne s’attendait pas. Il est d’ailleurs étonnant, mais pas tant que ça, de voir les deux aînées, dans leur crise d’adolescence, passer de « satanistes » fan de métal avec le look et le mode de vie qui va avec (c’est d’ailleurs à ce moment-là où l’aînée est violemment tabassée par sa mère jusqu’à perdre connaissance), à membres virulentes de Daech, dont l’une finira par épouser l’un des pontes de l’Etat Islamique, le plus dangereux, déterminé et recherché. Mais ce passage d’un extrême à l’autre n’est finalement pas si surprenant que cela, et ce pour deux raisons. Leur mère, dont l’Islam est modéré et surtout traditionnel, ce qui est dû à sa pauvreté et son inculture, refuse de leur octroyer les libertés modernes, les sanctionne dès leur plus jeune âge pour des actes totalement innocents qu’elle suppose pervers. Par ailleurs, une fois Ben Ali parti (finalement regretté de tous les Tunisiens, en raison de la violence et du chaos qui ont suivi), la propagande islamiste, ultra-prosélyte, se trouve à chaque coin de rue et alpague les jeunes. Il faut savoir que la nationalité la plus importante en nombre chez Daech était la tunisienne.

A la fin du film, nous sommes subjugués de découvrir les reportages et interviews nous montrant les vraies protagonistes disparues, les deux sœurs aînées et non plus les actrices qui les incarnaient. Cette conclusion peut nous sortir de ce si beau (et dur) film, de son esthétique, son procédé, ses protagonistes, tout comme il peut nous permettre d’enfin nous rendre compte de l’horreur de la réalité, quelque peu magnifiée auparavant par la virtuosité esthétique et artistique de Kaouther Ben Hania.

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RÉALISATEUR :   Kaouther Ben Hania
NATIONALITÉ : Tunisie, France, Allemagne, Arabie Saoudite
GENRE :  Documentaire
AVEC : Hend Sabri, Olfa Hamrouni, Eya Chikahoui
DURÉE : 1h50
DISTRIBUTEUR : Jour2fête
SORTIE LE : 5 juillet 2023