Hani, Ronza

En toute liberté – une radio pour la paix : À diffuser sans modération !

Xavier de Lauzanne n’en est pas à son premier documentaire, parti de reportages pour la télévision avant d’arriver au cinéma, nourri de ses rencontres en Asie, Afrique, Maghreb ou Moyen-Orient. L’humain l’intéresse, surtout lorsqu’il est aux prises des guerres ou de tout phénomène lui supprimant sa dignité. En toute liberté – une radio pour la paix, qui succède à 9 jours à Raqqa, fait ainsi partie d’un triptyque en cours [La Vie après Daech], dont les actions se déroulent entre l’Irak et la Syrie, sur l’après Daech et sa guerre, et qui se clôturera par Mossoul Campus, prochainement. Le film documente l’histoire et la vie de sept journalistes de radio, d’origine, de langue et de culture différentes – même si elles se comprennent et se parlent entre elles –, qui donnent, à Radio Al-Salam – radio créée et installée en 2015 par des ONG françaises à Erbil, dans la région autonome du Kurdistan irakien où beaucoup ont fui –, la parole à des déplacés, réfugiés, isolés ou victimes des atrocités de l’État islamiste gouverné par Daech – organisation terroriste créée en octobre 2006 par Al-Qaïda, son prédécesseur –, revenu occuper Mossoul en 2014. La première émission s’est ouverte en présence de Sylvain Tesson que l’on voit à l’écran.

L’Irak fait partie des rares pays où l’on trouvait de tout temps une mosaïque ethnique et confessionnelle dans laquelle tout le monde se sentait « frères » : irakien, kurde ou as.syrien, d’un côté musulman sunnite ou chiite, chrétien, orthodoxe, yézidi d’un autre, parlant le kurde, l’arabe ou le syriaque, ce grand peuple ne semblait ne faire qu’un, ce que l’on entend de la bouche des témoins survivants, celles et ceux qui ont été déracinés, déplacés, ont vu leur maison détruite, leur famille décimée, sont couverts de dettes pour racheter leur propre maison à reconstruire quand ils ne sont pas en attente d’une vie meilleure dans des camps où les tentes font la géométrie du paysage désertique sur lesquelles elles sont posées. Ce sont aussi au moins 389 enfants orphelins (dans le camp de Qushtapa) de la bouche de qui on peut entendre que le bonheur ni la joie ne sont plus…, à notamment, faire école sans livre… Caméra à l’épaule donc, de façon aussi instable que sont leurs rendez-vous parfois, ou la vie des témoins, le cinéaste suit le quotidien de sept journalistes. On apprendra à chaque fois quel a été leur parcours, souvent chaotique mais aussi moins dramatique que pour d’autres, leur solitude ou leur vie de famille. Tout au long, la caméra fait de nombreux plans sur les villes en ruine, Mossoul en premier lieu, Sinjar, un magnifique, si l’on peut dire, tableau des décombres, où se cache parfois encore un corps mort, les vestiges d’une église arménienne, un patrimoine architectural arabe quand ce ne sont pas des restes d’obus ou de missiles venus rappeler quelque affaire retrouvée du clan Daech que l’un d’entre eux organise en mini-musée. Magnifique ainsi parce que des groupes de bénévoles campés dans une tente au centre d’une place sont là pour aider, décider, financer : ici n’est que le royaume de la patience ou de la débrouille, avec si peu de moyens pour survivre, vivre, réinvestir, reconstruire, mais en toute dignité. La Ville a offert un nombre de repas (300), il n’y en aura pas pour tout le monde car qui du plus pauvre au… plus pauvre…

Au royaume des pauvres, tous deviennent rois dans ce documentaire émouvant et plein de foi.

Le récit du documentaire En toute liberté – une radio pour la paix fait ainsi s’alterner un reportage sur les habitants, vus en (très) gros plans parfois,  et qu’une voix off prend en charge : ce sera celle de Sophie Aram qui a accepté cette mission. Des entretiens s’intercalent ainsi avec des focus sur la vie des journalistes. Fabian Noel a fui l’Irak en 2006 après la mort de son frère, torturé puis tué parce qu’il était chrétien, avec sa femme et ses deux enfants : il est particulièrement touché par le cas des réfugiés. Ronza Salem, originaire d’une ville yézidie à l’est de Mossoul, Bashiqa, est une jeune maman, et dédie ses reportages aux filles et aux femmes ; Naveen Simoqy est devenue correspondante depuis Dohouk (au nord d’Erbil où se situe la radio), après avoir dû quitter précipitamment Sinjar pour éviter le pire : elle fait entendre la voix des yézidis, en tant que première femme à avoir travaillé dans les médias (de presse ou radio). Hani Menzalgy est syrien de père est musulman et de mère chrétienne, et a fui l’obligation militaire de son pays sous Bachar Al-Assad ; professeur de musique, il fait des concerts à Erbil ou diffuse sa musique pop de reprises de David Bowie, Elton John ou George Michael, sur les ondes irakiennes. Shahad Alkhoury est un syriaque orthodoxe qui a quitté Mossoul pour le Kurdistan avec sa famille, pour fuir les enlèvements et les persécutions. Malgré l’obtention d’un diplôme en informatique, elle fait le choix de revenir au pays en 2016 pour témoigner et faire témoigner des possibilités de s’émanciper. Meethak al Khatib, le plus jeune (23 ans) vient de Ramadi, à l’ouest de Bagdad, première ville à subir les bombardements de l’armée américaine en 2003, pour être très salafisée. Il raconte de façon aussi douce qu’amère, avec son double accent rebelle, son évolution autodidacte du plus au moins religieux, Samir Harboy est un musulman sunnite kurde originaire de Barzan, un village du nord de l’Irak, qui a étudié le français à l’université d’Erbil. Comme beaucoup de Kurdes, sa famille a connu le joug de Saddam Hussein, et lui a connu l’exil : il est le moteur de la radio.

Un peuple mosaïque d’origine, de langue et de culture différentes, mais qui confirme n’être et ne faire qu’un !

Si le réalisateur les suit, tour à tour, vus séparément, aux côtés des Irakiens, il ne fait pas entendre leurs sentiments respectifs sur ce qu’ils sont en train de vivre ou comprendre, des drames auxquels ils n’ont pas forcément été confrontés directement mais qui les intéressent, tout au moins pour les transmettre, les partager par la diffusion au plus grand nombre. Là est sans doute le paradoxe du film : alors que le devoir de neutralité face à l’information semble souvent perdu au sein des médias français actuels, la petite communauté de journalistes ne s’autorise aucun commentaire sur les récits entendus. Pourtant l’émotion pleut quand elle ne pleure pas : ainsi une orpheline, l’aînée de nombreuses sœurs, qui fondra en larmes après un témoignage sur ses conditions de vie dans le camp qui l’accueille, sous-tendant que son adolescence est meurtrie, qu’elle voudrait travailler pour avoir un minimum d’argent et s’acheter… un livre, peut-être… Dans un autre camp, un témoin sur chaise roulante simulera la joie d’avoir été entendu : alors qu’il est entouré d’enfants et de collègues, c’est une sorte de fierté que l’on voit sourdre, celle d’être encore vivant, peut-être. Une commerçante déplacée témoigne de la solidarité puis de la fidélité dont les clients ont fait preuve à son égard : d’apparence dynamique, derrière un sourire, un hors-champ de ses larmes et la tendresse de la journaliste semblent venir rappeler que l’éloignement forcé a un prix, et qu’elle ne rêve, malgré la bienveillance ambiante, qu’à rentrer chez elle, peut-être. Des habitants, et des travailleurs, des nettoyeurs, des administratifs, un directeur d’école, un commerçant, on rencontrera tout au long du road-movie sur les terres éreintées pourtant encore pleines d’espoir : on croise en effet quelque engin pour reconstruire route ou maison, et quelques hommes ont encore la foi de ramasser pierre par pierre, ensemble.

Un road-movie sur des terres éreintées juste pour témoigner qu’on les voit et non qu’on les hait.

Ensemble, ou plutôt en coexistence, tel semble être le credo du documentaire : chaque journaliste pose cette même question du vivre-ensemble et de la réconciliation – sans pour autant parler de paix, il est plutôt ici question de résilience. C’est alors le rôle du politique qui émerge, et la dénonciation de sa responsabilité, soutenu par des médias mainstream, à avoir détissé les liens naturels entre les peuples réunis sur une même terre, à avoir menti, à n’avoir pas créé la cohésion nécessaire pour affronter le mal. Si la religion n’est pas directement évoquée, on comprend pourtant ses ravages dès lors qu’elle s’est radicalisée au service d’une dictature de la pensée et du comportement. Viols, déplacement, punitions, emprisonnements, et crimes sont évoqués à travers des récits naïfs et spontanés ou mis en scène dans des lieux dont les vestiges rappellent l’organisation dictatoriale. Si la parole d’En toute liberté – une radio pour la paix semble libre, grâce à ces journalistes qui l’autorisent, on ressent qu’elle ne peut pas l’être totalement encore, ce serait prendre le risque de s’effondrer plutôt que d’aller de l’avant. Il s’agit bien ici d’abord de continuer d’exister, en coexistant, pour réconcilier, ensemble et individuellement, des cœurs découpés. Comme pour ces sept journalistes, suivis par cinq millions d’auditeurs – cf. la mise en abyme dans un taxi –, dont on verra une conférence de rédaction, l’esprit libre, dans leurs yeux comme dans leurs voix, des sourires même quand subsiste quelque humilité à être là, juste pour être en paix…

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RÉALISATEUR : Xavier de Lauzanne   
NATIONALITÉ : France
GENRE : documentaire
AVEC : Fabian Noel, Ronza Salem, Naveen Simoqy, Hani Menzalgy, Shahad Alkhoury, Meethak al Khatib, Samir Harboy, Sophie Aram, Sylvain Tesson, les survivantes et les survivants
DURÉE : 1h30
DISTRIBUTEUR : L'Atelier Distribution
SORTIE LE 8 mars 2023