A Cannes, cette année. nous avions déjà deviné, cf. notre commentaire de la Sélection Officielle, que le féminisme occuperait une place centrale et prépondérante. Nous n’avions pourtant guère imaginé à quel point. Certes depuis #MeToo, cette thématique a connu une accélération fulgurante mais étrangement, nous n’en avons senti les effets dans les festivals de cinéma qu’à partir de la période de confinement, plus précisément à partir de septembre 2020 et le couronnement de Nomadland de Chloe Zhao à la Mostra de Venise, qui allait être suivi par un triomphe aux Oscars de l’année suivante. Depuis, par un phénomène de rattrapage par rapport à plus d’un siècle de domination cinématographique masculine, la plupart des festivals importants de cinéma (Berlin, Cannes, Venise), voire les Oscars, ont récompensé des réalisatrices sauf quelques exceptions (Ruben Östlund à Cannes en 2022 pour Sans Filtre, Nicolas Philibert à Berlin en 2023 pour Sur l’Adamant, les Daniels aux Oscars 2023 pour Everything everywhere all at once). Quoi qu’il en soit, il y avait incontestablement quête d’un cinéma différent, sortant des sentiers battus, dont l’émergence d’une nouvelle génération de réalisatrices n’est que le signe le plus évident.
Lors de l’annonce de la Sélection Officielle, on s’est félicité d’éviter un Festival Cancel #MeToo, dont l’affiche mettant en vedette Catherine Deneuve, signataire d’une tribune de sinistre mémoire, aurait pu être l’emblème, danger évité grâce à la « non-sélection » (pour utiliser un terme pudique) des nouveaux films de Roman Polanski et Woody Allen. il ne nous aura pas non plus échappé que les seuls cinéastes impliqués de manière fondée ou infondée, dans des polémiques d’ordre sexuel et retenus en Sélection Officielle étaient des femmes (Maïwenn via Johnny Depp, Corsini, Breillat), comme si le fait d’être une femme exonérait en quelque sorte de ce type d’implications.
D’où ce chiffre record cité hier par Jane Fonda de sept réalisatrices sélectionnées en compétition, soit le tiers du nombre de participants. Comme elle l’a énoncé hier avec humour, lors de sa première venue au Festival de Cannes, en 1963, aucune réalisatrice ne participait à la compétition et tous s’accordaient à trouver cela, sinon normal, du moins guère gênant. Cette attention aux chiffres, appliquant implicitement la méthode des quotas, peut mener à des aberrations (la sélection hors sol d’une Catherine Corsini) mais aussi à de beaux accomplissements.
La victoire de Justine Triet hier soir en est manifestement un. Comme l’avait prédit Julia Ducournau en 2021, « elle était la deuxième réalisatrice lauréate d’une Palme d’or et il y en aurait une troisième, une quatrième, une cinquième, etc ». Ducournau se trouvant de plus dans le jury cannois cette année, elle a sans doute bien aidé à la consécration d’une de ses collègues. Ce raisonnement un peu trop rationnel occulte peut-être excessivement que Anatomie d’une chute est sans contestation possible l’un des tout meilleurs films de la compétition cette année. Film de procès, renversant les conventions du genre ainsi que les certitudes du spectateur, s’inspirant de Preminger (Autopsie d’un meurtre) ou de Wilder (Témoin à charge), en y appliquant une relecture féministe de l’état des lieux des relations sentimentales dans la décennie 2020, chez des artistes bourgeois-bohémes où la femme aurait pris l’ascendant sur l’homme dans le couple. Avec une belle maîtrise de ses effets cinématographiques, une excellentissime direction d’acteurs (Sandra Hüller, Swann Arlaud, Antoine Reinartz y trouvent certains de leurs plus beaux rôles) et un sens aigu du montage et de la durée, Justine Triet passe à un niveau supérieur et réussit son meilleur film.
On peut toujours chipoter et affirmer que The Zone of Interest de Jonathan Glazer est un plus grand film, ce que nous pensons d’ailleurs. Il n’en demeure pas moins qu’il serait vain d’opposer l’un à l’autre, chacun ne s’adressant pas exactement au même public. Le potentiel du Triet est grand public, pouvant concerner tout spectateur, alors que la dimension expérimentale, abstraite et radicale du Glazer ne s’adresse qu’aux cinéphiles avertis, en quête de sensations et de frissons inédits. Deux approches du cinéma différentes, l’une plus classique, reposant sur une histoire bien construite et des personnages joliment dessinés ; l’autre, plus moderne, reposant sur la création d’une atmosphère, une narration visuelle et sonore, à la limite de l’abstraction, voire de la désincarnation. Pour les esthètes, le Glazer apportera davantage de sophistication et de raffinement ; les autres trouveront sans doute davantage d’émotion dans le Triet. On aurait pu rêver d’une Palme provocatrice et arty, à la Weerasethakul, peu soucieuse du mainstream, et cherchant à marquer surtout l’histoire du cinéma. Peu importe. Ces deux oeuvres ont survolé la compétition et le fait de les récompenser, quel que soit l’ordre, sert de toute évidence le cinéma.
Le palmarès selon Ruben Ostlund s’avère d’ailleurs d’une redoutable cohérence : aucun ex aequo, chaque prix correspondant exactement à son récipiendaire, que des oeuvres exigeantes mais aussi accessibles, y compris The Zone of Interest, aussi expérimental soit-il. Si l’on étudie plus précisément la nationalité des longs-métrages récompensés, on s’aperçoit que ce sont surtout des oeuvres françaises (Dodin Bouffant, Anatomie d’une chute ), européennes (The Zone of Interest, Les Feuilles mortes) et asiatiques (la Turquie pour Les Herbes sèches, et le Japon, soit directement, cf. Monster, soit indirectement, cf. Perfect days, le film « japonais » de Wenders, se passant à Tokyo). Ont été exclus du champ du palmarès les films américains (pour lesquels le Président du jury n’a guère de prédilection) et italiens (trois participations, Bellochio, Moretti, Rohrwacher, pour finalement aucune récompense). Exit donc Hollywood en la présence surtout de Wes Anderson, sa pléthore de stars et sa débauche d’historiettes et le cinéma italien, en perte de vitesse depuis une quarantaine d’années.
La cartographie du cinéma selon le jury concerne donc surtout la France, l’Europe du Nord (Finlande, Grande-Bretagne, Allemagne) et l’Asie, considérés comme les territoires manifestant le plus de vitalité artistique, faisant l’impasse sur l’Afrique, l’Europe du Sud et l’Amérique en général (Nord et Sud).
Chaque année, on regrette toujours l’absence d’oubliés. Cette année ne déroge pas à la règle : on pourra toujours regretter à des titres divers l’absence au palmarès de Wang Bing (Jeunesse), Todd Haynes (May December), Marco Bellochio (L’Enlèvement), Catherine Breillat (L’Eté dernier), Alice Rohrwacher (La Chimera), voire d’autres encore, ce qui prouve que cette année, la sélection était plutôt de bon niveau.
Pour boucler la boucle avec ce que l’on a suggéré au début, on observera sans grande difficulté que, pour Un Certain Regard, une femme a également décroché le Grand Prix (How to have sex, de Molly Manning Walker). De même, la Palme d’or du court métrage ainsi que la mention spéciale ont été décrochées par des jeunes femmes. Dans le jury de la Sélection Officielle, Julia Ducournau et Ruben Östlund, lauréats des Palmes 2021 et 2022, semblent avoir fait cause commune et pris acte d’un changement : une nouvelle page du cinéma est en train de s’écrire sous nos yeux. Pour paraphraser André Malraux, le XXIème siècle sera féminin ou ne sera pas. La suite s’annonce passionnante.
Longs Métrages Palme d’or ANATOMIE D’UNE CHUTE Justine TRIET Grand Prix THE ZONE OF INTEREST Jonathan GLAZER Prix de la Mise en Scène TRAN ANH Hùng pour LA PASSION DE DODIN BOUFFANT Prix du Jury KUOLLEET LEHDET (LES FEUILLES MORTES) Aki KAURISMÄKI Prix du Scénario SAKAMOTO Yuji pour KAIBUTSU (MONSTER) réalisé par KORE-EDA Hirokazu Prix d’Interprétation Féminine Merve DIZDAR dans KURU OTLAR USTUNE (LES HERBES SÈCHES) réalisé par Nuri Bilge CEYLAN Prix d’Interprétation Masculine Kōji YAKUSHO dans PERFECT DAYS réalisé par Wim WENDERS |
Un Certain Regard Prix Un Certain Regard HOW TO HAVE SEX Molly MANNING WALKER 1er film Prix du Jury LES MEUTES Kamal LAZRAQ 1er film Prix de la Mise en Scène Asmae EL MOUDIR pour KADIB ABYAD (LA MÈRE DE TOUS LES MENSONGES) Prix de la Nouvelle Voix AUGURE Baloji 1er film Prix d’Ensemble CROWRÃ (LA FLEUR DE BURITI) João SALAVIZA & Renée NADER MESSORA Prix de la Liberté GOODBYE JULIA Mohamed KORDOFANI 1er film |
La Cinef Premier Prix NORWEGIAN OFFSPRING Marlene Emilie LYNGSTAD Den Danske Filmskole, Danemark Deuxième Prix HOLE HWANG Hyein Korean Academy of Film Arts, Corée du Sud Troisième Prix AYYUR (Lune) Zineb WAKRIM ÉSAV Marrakech, Maroc |
Caméra d’or BÊN TRONG VO KEN VANG (L’ARBRE AUX PAPILLONS D’OR) PHAM Thien An Quinzaine des Cinéastes |
L’œil d’or – Année du documentaire (ex aequo) LES FILLES D’OLFA Kaouther BEN HANIA KADIB ABYAD Asmae EL MOUDIR |
Commission Supérieure Technique Le jury du prix CST de l’artiste-technicien décerne le prix 2023 à Johnnie Burn, Sound Designer et Chef monteur son du film « The Zone of Interest » de Jonathan Glazer. Sa création sonore incarne, par l’hors-champ, l’horreur du génocide et questionne notre humanité. Le jury 2023 du PRIX CST de la Jeune Technicienne a retenu Anne-Sophie Delseries, cheffe décoratrice du film « Le Théorème de Marguerite ». Grâce à la délicatesse de son travail, Anne-Sophie Delseries est parvenue à donner naissance à un troisième personnage incontournable à la narration du film. » |