L’Enlèvement : le nouveau Traître

C’est qu’on ne l’attend jamais où il se trouve : l’an passé ce fut une magistrale série Esterno Notte venue rappeler l’affaire et l’enlèvement d’Aldo Moro quand cette année émerge un drame historique et religieux, Marco Bellocchio semblant avoir la rage de vivre comme de faire du cinéma. Avec L’Enlèvement – histoire dont Spielberg avait dit avant lui s’emparer, dommage –, récit inspiré de l’ouvrage de Daniele Scalise, L’Affaire Mortara. La véritable histoire de l’enfant enlevé du Juif du pape, Marco Bellocchio s’attaque frontalement à l’église, au Pape, et quelque part au Vatican. À travers ce récit, le film vacille entre classicisme et baroque, des scènes publiques grandioses se mélangeant avec des scènes de l’intime, le tout au service d’un même geste politique, celui qui lutte contre l’obscurantisme sous toutes ses formes, et partant de celle qui a dévasté son propre pays.

Facture classique, texture romantique pour ce drame historique venu mêler réalité et fiction et montrer combien la première a dépassé la seconde.

Le récit de l’Enlèvement se base sur un fait divers très connu – et qui a fait scandale en dépassant les frontières italiennes jusqu’aux États-Unis, en passant par Royaume-Uni et France rendant mécontent Napoléon III – lorsqu’en 1858, à Bologne, des autorités pénètrent la maison de la (grande) famille juive Mortara pour emporter un de leur fils de sept ans, Edgardo, accusé d’être chrétien parce qu’il aurait été baptisé – à son et leur insu donc, c’était un nouveau-né. Ordre du Roi sauf qu’ici c’est le Pape Pie IX qui l’a dit et son Inquisiteur du Saint-Office Pier Gaetano Feletti (remarquablement interprété par Fabrizio Gifuni) qui le prescrit. Immédiatement, la caméra plonge le spectateur dans l’ambiance de l’appartement de la famille, dans leur intimité arrachée, à cor et à cri. Bien qu’amis, voisins et communauté religieuse juive soient convoqués – cf. aussi la scène incroyable dans laquelle la maman hurle déjà de douleur depuis la calèche en mouvement sur une place de Bologne pour informer la ville – pour générer le poids de la solidarité et éviter ce rapt, ce n’est qu’un simple délai au lendemain qui est obtenu. Immédiatement, les visages des parents se ferment comme l’ambiance se noircit : rien à redire sur la direction d’acteurs et d’actrices sont les moindres traits déformés par la détresse sont montrés. Arrivé près de Rome, Edgardo (magnifiquement interprété par le petit Enea Sala) n’aura pas d’autre choix que de se soumettre au curé, aux rites, aux apprentissages et à l’éducation religieuse qui lui sont imposés – comme lui dira un de ses camarades, « il faut être malin et les écouter pour avoir des chances de plus vite les quitter ». Alors qu’il a pu cacher un porte-bonheur juif que sa mère lui a glissé avant leur séparation, c’est à présent une belle croix en or qu’on l’oblige à porter durant le temps qu’on lui laisse croire qu’il doit mériter la visite de sa famille dont il est à présent très éloigné géographiquement : le trajet en voiture puis bateau est de ce point de vue un moment tendu à faire de la traversée Styx une croisière… Le récit reposera ainsi sur un savant montage alterné qui nous donne à voir, d’un côté, l’angoisse grandissante de la famille, démunie dans un premier temps avant qu’elle n’élabore un plan d’attaque et médiatise l’affaire : dans l’appartement les enfants auprès de la mère dont le visage se durcit, à l’extérieur le père qui tente de mobiliser ses troupes, les images nous donnant à voir les partages de repas, des gestes tendres, les rituels juifs – qu’Edgardo a appris par cœur et doit se répéter depuis sa prison – ; d’un autre, les décors de l’internat dans les pièces qui font les différentes étapes de l’éducation, et les fastes des appartements du Pape et de sa clique aussi soumise à lui qu’il l’est à Dieu. Le travail sur la lumière fait se répondre une ambiance assombrie au sein d’une famille quasi endeuillée à une plus tapageuse des décors divins quand ce ne sont pas des clairs-obscurs venus éclairer les différents visages à toutes les étapes du film à la manière de tableaux d’époque – l’enfant, la mère, le Pape, le père –, et encore plus impressionnants lorsqu’ils sont montrés en gros plans. De texture classique, ce récit dresse le tableau depuis le kidnapping jusqu’au combat pour récupérer l’enfant, du procès à démontrer l’erreur et l’infamie de l’enlèvement aux luttes du peuple italien à faire tomber le pouvoir papal. Ici le sublime et le grotesque se rencontrent, à la manière du romantisme artistique de l’époque : les plans sur les tableaux et statues affluent – cette affaire a été peinte de nombreuses fois et on retient le tableau de M. D. Oppenheim, L’Enlèvement de Edgardo Mortara, en 1862 –, les attitudes des personnages sont exacerbées – les mimiques du Pape, l’obéissance de la communauté religieuse juive qui lui lèche les pieds, Edgardo qui monte sur une croix pour déclouer Jésus ou qui lèche, passé à l’âge presque adulte, le sol puni par le Pape de l’avoir renversé, quand ce n’est pas l’homme d’église lui-même qui rampe dans les escaliers saints avant l’annonce de son renversement. Les personnages, pris un à un ou dans leurs groupes respectifs – famille, église, enfants – apparaissent comme des monstres humains enlaidis ou embellis par l’imagerie de Bellocchio dont l’objectif semble de provoquer sur son spectateur toute une palette d’émotions au service d’un lyrisme inattendu chez le cinéaste – pitié, compassion, effroi, dégoût…

Un film symphonique visuellement comme sonorement : il fallait bien une telle composition pour traiter de ces exactions religieuses…

En choisissant de traiter de cette affaire, avec une telle rage, synonyme de la souffrance de tous les parents (juifs) qui ont vu leur enfant emporté par l’église catholique puisque le film se déroule globalement de leur point de vue, Marco Bellocchio ajoute une nouvelle pierre à l’édifice de ses préoccupations : choisir de traiter de l’enlèvement des enfants, de la conversion, de la propagande (religieuse) voire du lavage de cerveau par ceux qui ont le pouvoir qu’ils soient l’église ou l’État – on ne dira rien de l’issue qui attend Edgardo grandi – résonne lourdement avec l’actualité quand on pense à ce qu’il se passe dans certains pays où un islamiste radical fait ses ravages sur les plus jeunes ou en ce moment même où la Russie embrigade ses adolescents dans la guerre. Pour signifier l’ampleur du phénomène, le réalisateur ne lésine pas sur l’usage d’une bande sonore aussi grandiloquente qu’elle est fracassante – signée Fabio Massimo Capogrosso. Il ne pouvait sans doute pas faire autrement pour témoigner de l’horreur diabolique de ces événements, sans doute que le cinéaste s’est approprié le « Non possumus » papal qu’il ironise en faisant se réveiller la sculpture d’un Christ sous les yeux éblouis de l’enfant. Au fond, le Traître est bien humain…

3.5

RÉALISATEUR : Marco Bellocchio
NATIONALITÉ : Italie
GENRE : Drame historique
AVEC : Fausto Russo Alessi, Barbara Ronchi, Enea Sala, Leonardo Maltese, Fabrizio Gifuni, Paolo Pierobon, Bruno Cariello, Fabrizio Contri
DURÉE : 2h15
DISTRIBUTEUR : Ad Vitam
SORTIE LE 1er novembre 2023