Sur l’Adamant : le bateau ivre

De septembre 2020 à février 2023, la plupart des récompenses des grands festivals de cinéma sont allées soit à des films réalisés par des femmes (Nomadland de Chloe Zhao, L’Evénement d’Audrey Diwan, Nos Soleils de Carla Simón), soit à des documentaires (Sur l’Adamant de Nicolas Philibert), soit les deux (Toute la beauté et le sang versé de Laura Poitras), la seule exception venant de Cannes 2022 (le surprenant Sans Filtre de Ruben Östlund). Cette suite de récompenses exprime sans nul doute le désir d’un cinéma différent, échappé du modèle de narration patriarcal éprouvé depuis des décennies. L’Ours d’or décerné au documentaire Sur l’Adamant de Nicolas Philibert par Kristen Stewart et son jury s’inscrit dans cette même lignée : distinguer un cinéma autre, signaler les projets atypiques, à contre-courant du cinéma traditionnel, se focalisant sur des personnes différentes de la soi-disant norme. Avec Sur l’Adamant, Nicolas Philibert renoue avec son intérêt pour la psychiatrie, déjà présent dans La Moindre des choses, et se concentre sur les patients d’un centre ouvert en plein Paris, sur un bateau arrimé à quai.

À l’Adamant, centre de jour situé quai de la Rapée dans le 12ème arrondissement, on accueille sur une péniche des adultes souffrant de troubles psychiques. On y pratique la psychiatrie institutionnelle : tournant le dos aux pratiques d’enfermement, cette approche s’appuie sur la dynamique de groupe et la relation entre soignants et soignés. Patients et soignants sont filmés pendant sept mois.

Avec un regard d’une fraternité totale, d’une humanité bienveillante, Philibert parvient à montrer des patients avec tendresse et compassion, sans qu’ils n’apparaissent jamais ridicules ou effrayants.

Sur l’Adamant, rien ne permet véritablement de distinguer soignants et patients. Les deux sont habillés de la même façon, de manière neutre et anonyme. Aucune tenue infirmière, aucune blouse blanche ou bleue, n’est revêtue, uniforme qui signalerait à nos regards l’existence d’une différenciation, Idem dans les réunions où seuls quelques rares signes (une parole plus affirmée, une distribution des interventions) autorisent l’identification de soignants par rapport à des patients. Il n’est pas rare sur l’Adamant que des patients prennent en charge l’animation d’ateliers à fonctionnalité culturelle ou tiennent le bar, lieu spécifique de socialisation.

Par cette volonté de non-différenciation, Nicolas Philibert envoie à l’évidence un message d’égalisation : nous devons tous être traités à égalité dans la vie et face à la maladie mentale. Qu’est-ce qui distingue un fou d’une personne normale? Peu de choses, en fait. Nous connaissons tous des personnes dans notre entourage plus ou moins proche qui manifestent par intermittences des comportements pathologiques. Certains artistes ne sont pas si loin de la folie pure. L’unique différence par rapport aux patients de l’Adamant qui manifestent souvent des prédilections artistiques, en participant à des ateliers de musique, de peinture ou de cinéma, c’est que ces personnes ont su intégrer leur différence dans un cadre et faire fructifier leur créativité. Tous, nous sommes susceptibles de basculer dans l’impasse de la folie. Dans Sur l’Adamant, des personnes sont interviewées et nous ne découvrons qu’après quelques minutes seulement, qu’elles sont obligées de prendre régulièrement des médicaments, afin d’éviter des crises aiguës et des bouffées délirantes.

Une patiente, Muriel, une dame d’un certain âge, aimerait bien guérir de sa folie car elle a conscience de sa différence ; un autre patient livre des interprétations habitées à la guitare, en particulier en reprenant La Bombe humaine de Téléphone ; un autre, Frédéric, sosie plus ou moins lointain de Houellebecq, rapproche sa relation difficile avec son frère de celle qui a pu lier Théo et Vincent Van Gogh, n’hésitant pas à se proclamer, lui et son frère, les réincarnations de leurs illustres prédécesseurs et que Wim Wenders s’est inspiré de leur relation dans Paris, Texas ; encore un autre ne cesse de porter des colliers et bracelets censés être des capteurs d’ondes… La folie ne se manifeste pas ici par des cris et des hurlements mais par d’imperceptibles dérapages, de subtiles incohérences dans le discours.

Contrairement à un Wiseman qui utilise l’institution psychiatrique pour en faire une métaphore de la société tout entière, Philibert se situe davantage au niveau micro ou infra-sociétal en se focalisant avant tout sur l’humain. Ces personnes sorties du système social, qui ne sont pas « rentables » ou « utiles », méritent tout autant de dignité et d’attention que toutes les autres. Ce sont nos frères, nos soeurs, nos parents, nos amis qui ont soudain basculé dans le volcan de la déraison. Philibert parvient à les montrer avec tendresse et compassion, sans qu’ils n’apparaissent jamais ridicules ou effrayants. C’est ce regard d’une fraternité totale, d’une humanité bienveillante que Kristen Stewart et les membres de son jury ont voulu récompenser dans Sur l’Adamant, premier volet d’une trilogie sur l’institution psychiatrique à Paris qui s’annonce passionnante.

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RÉALISATEUR :   Nicolas Philibert
NATIONALITÉ : française
GENRE :  documentaire 
AVEC : Frédéric, Muriel et tous les autres 
DURÉE : 1h49 
DISTRIBUTEUR : Les Films du Losange 
SORTIE LE 19 avril 2023