Toute la beauté et le sang versé : humanisme vs. société

Laura Poitras s’est fait surtout connaître par son immense scoop donnant un écho au lanceur d’alerte Edward Snowden, documentant son exploit journalistique dans Citizen Four, Oscar du meilleur documentaire en 2015. Elle a réussi un nouveau coup d’éclat en remportant le Lion d’or à Venise sept ans plus tard avec Toute la beauté et le sang versé, récit de la trajectoire artistique et personnelle de Nan Goldin, photographe émérite, l’une des plus grandes artistes de notre époque, partie en guerre contre la famille Sackler, responsable de la crise des opiacés aux Etats-Unis et d’au moins 500 000 morts. Tout se connecte dans Toute la beauté et le sang versé qui relate la vie d’un des grands témoins de notre époque, artiste fulgurante et rebelle contre la société, en quête d’une justice immanente.

A travers un grand entretien rétrospectif, Laura Poitras parcourt la vie mouvementée de Nan Goldin, échappée d’une famille rigoriste qui a poussée plus ou moins volontairement sa soeur Barbara au suicide. Entre ses fréquentations d’une communauté new-yorkaise d’artistes réinventant le rapport au genre et à une prétendue normalité, et son combat disproportionné avec les multimilliardaires Sackler, Nan Goldin expose sa vie de femme, d’activiste et d’artiste, les trois composantes étant indissociables.

Tout se connecte dans Toute la beauté et le sang versé qui relate la vie d’un des grands témoins de notre époque, artiste fulgurante et rebelle contre la société, en quête d’une justice immanente.

Divisé en chapitres, le film commence par une « banale » remémoration de l’enfance et l’adolescence de l’artiste, marquée surtout par la personnalité de sa soeur aînée, Barbara, rebelle et anticonformiste. L’on s’apercevra que le conditionnement rigoriste de la famille Goldin s’est très vite avéré insupportable pour Barbara, l’enfermant progressivement dans un isolement qui l’a menée au suicide. Puis l’on passe quasiment sans transition au combat actuel de Nan Goldin contre la famille Sackler, célèbre pour ses activités de mécénat artistique envers divers musées prestigieux, qui possédait Purdue Pharma, le laboratoire pharmaceutique qui commercialisait le médicament anti-douleur hautement addictif OxyContin, en développant un marketing agressif pour faire décoller les ventes, malgré l’épidémie dévastatrice qui en résulta. Avec d’autres artistes et militants, Nan Goldin a fondé le collectif P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now), qui prône la réduction des risques sanitaires et la prévention des overdoses. P.A.I.N. s’attaque particulièrement à la famille Sackler, qui a tiré des profits considérables de la crise des opiacés qui a causé la mort d’un demi-million d’Américains.

Or tout le but du film consiste à nous faire comprendre que, par analogie, en dépit de sujets différents, les deux (la dérive de Barbara et l’oppression des Sackler) sont intimement liés, et que l’art créé par Nan Goldin, des photographies hallucinantes de beauté et de vérité, où le présent est capté avec une rare précision, est autant la résultante d’un manque d’écoute à l’égard de communautés marginalisées, que le prolongement d’un combat militant pour davantage de justice et de compréhension. Toute la beauté et le sang versé tire ainsi sur trois pelotes narratives, sans jamais s’emmêler les pinceaux : l’enfance et l’adolescence plombées par la disparition de Barbara ; le parcours artistique et romantico-sexuel de Nan Goldin, traversant les champs de ruines des années Sida, tout en montrant des instantanés et moments de vie de sa communauté dans des diaporamas et expositions (The Ballad of sexual dependency, Witnesses : against our vanishing, Memory Lost, Sisters, saints and Sibyls) ; l’activisme contre les Sackler, montrant les démarches procédurières pour faire tomber cet empire pharmaceutique et les actions pacifiques devant les musées leur ayant consacré une partie de leur site.

Si Toute la beauté et le sang versé expose la richesse et la diversité du travail de Nan Goldin, comme cela n’a jamais été fait, réunissant dans une seule oeuvre des dizaines ou centaines de photos, Laura Poitras ne s’est pas contentée de cette seule dimension esthético-rétrospective. Elle s’est attachée à faire connaître la femme qui préexistait à l’oeuvre, grâce au témoignage exclusif de l’artiste. Comme pour Edward Snowden, il s’agit d’une combattante qui oeuvre pour un peu plus de justice et de responsabilité dans notre monde. Si son travail concerne à l’évidence la stigmatisation sociale de certaines communautés, elle en tire les conséquences, en prenant leur défense directement sur le terrain, en se lançant dans un combat apparemment disproportionné et inégal, entre David et Goliath. Une lutte qui, si elle ne mettra pas en péril les Sackler, aboutira à des résultats non négligeables. A la fin du film, lorsque seront mis en parallèle le silence assourdissant des Sackler lorsqu’ils sont obligés d’entendre le témoignage des parents des victimes décédées d’overdose d’OxyContin et le déni terrible des parents Goldin qui ne s’estiment pas coupables du suicide de leur fille, on s’apercevra que le pouvoir et le déni se trouvent toujours du côté des puissants et des oppresseurs. Le film a commencé avec Barbara Goldin ; il se terminera avec Barbara. L’on comprendra ainsi que la disparition de la soeur bien-aimée constitue le trauma fondateur de toute l’oeuvre de Nan Goldin, et que, si elle a créé, c’était pour ne pas avoir à se tuer à son tour. Il ne restera plus qu’à lire un passage recopié par Barbara et extrait d’Au coeur des ténèbres, le livre culte de Joseph Conrad, à l’origine de Apocalypse now, en espérant que « toute la beauté et tout le sang versé » n’auront pas été complètement inutiles.

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RÉALISATEUR :   Laura Poitras 
NATIONALITÉ : américaine
GENRE :  documentaire, biopic. 
AVEC : Nan Goldin, David Armstrong, les Sackler. 
DURÉE : 1h53 
DISTRIBUTEUR : Pyramide distribution 
SORTIE LE 15 mars 2023