L’Evénement : une question de vie ou de mort

Quand la littérature est adaptée au cinéma, cela donne parfois de beaux enfants. Balzac n’est pas le seul cette année à avoir l’honneur du grand écran, à deux reprises (Eugénie Grandet, Illusions perdues), Annie Ernaux, dans le rayon littérature contemporaine, fait aussi bien avec Passion simple de Danielle Arbid et donc L’Evénement d’Audrey Diwan. Deux films de femmes pour des histoires de femmes, racontées au féminin singulier par une autrice remarquable et remarquée. Pour résumer son parcours, Annie Ernaux, finaliste pressentie cette année pour le Prix Nobel de littérature, a été révélée par La Place, bouleversant récit sur son statut d’autrice transclasse, venant de la classe ouvrière, qui a obtenu le Prix Renaudot en 1984, (la même année, grande année pour la littérature, que L’Amant de Marguerite Duras, le Prix Goncourt). Mais La Place est un peu l’arbre qui cache la forêt, en l’occurrence, une oeuvre autofictionnelle de presque cinquante ans, rassemblée pour l’essentiel dans le volume Ecrire la vie, qui contient beaucoup d’autres joyaux, dont L’Evénement. Dans ce livre, Annie Ernaux explique l’événement fondateur qui se trouve peut-être à l’origine de son écriture romanesque : un avortement clandestin suite à une grossesse non désirée, accidentelle. En adaptant cette histoire située dans les années soixante, Audrey Diwan en fait une oeuvre de combat contre tous les préjugés existant encore aujourd’hui de la part de militants anti-avortement, la description intériorisée d’un chemin de croix pour celles qui souhaitaient se faire avorter à cette époque, un témoignage et un rappel essentiels pour que l’horreur ne recommence pas, tant le film bascule avec talent de la chronique naturaliste au film de genre pour montrer le supplice enduré par des jeunes filles trop imprudentes.

Au début des années soixante, dans une province bien-pensante, Anne, jeune étudiante de vingt ans, tombe enceinte sans l’avoir voulu. Ne souhaitant pas garder l’enfant, et désireuse de poursuivre ses études de lettres, sans les interrompre, jusqu’à un poste de professeure qui lui semble destiné, elle va chercher désespérément à trouver une solution…

En adaptant cette histoire située dans les années soixante, Audrey Diwan en fait une oeuvre de combat contre tous les préjugés existant encore aujourd’hui de la part de militants anti-avortement, la description intériorisée d’un chemin de croix pour celles qui souhaitaient se faire avorter à cette époque, un témoignage et un rappel essentiels pour que l’horreur ne recommence pas, tant le film bascule avec talent de la chronique naturaliste au film de genre pour montrer le supplice enduré par des jeunes filles trop imprudentes.

Annie Ernaux s’est toujours inspirée de sa propre vie. Elle s’en explique dans ces quelques lignes tirées de L’Evénement : « Car par-delà toutes les raisons sociales et psychologiques que je peux trouver à ce que j’ai vécu, il en est une dont je suis sûre plus que tout : les choses me sont arrivées pour que j’en rende compte. Et le véritable but de ma vie est peut-être seulement celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l’écriture, c’est-à-dire quelque chose d’intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres« . L’Evénement, le livre, était déjà une grande source de réconfort pour toutes les femmes ayant dû avorter ; en le transposant au cinéma, Audrey Diwan lui donne une portée encore plus grande, celle d’un combat contre une intolérance qui met en danger la vie des femmes. A l’heure où une loi anti-IVG a été votée au Texas, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas loin de là d’un combat d’arrière-garde et désormais révolu, même si le manifeste des 343 « salopes », signé par des personnalités de renom, ou la légalisation de l’avortement par Simone Veil en 1975 ont représenté des conquêtes sociétales de première ampleur.

Afin de mieux nous sensibiliser à cette question, Audrey Diwan a choisi un dispositif de mise en scène totalement immersif. Du début jusqu’à la fin du film, nous ne quitterons pas la jeune Anne (époustouflante Anamaria Vartolomei, révélée par My Little Princess d’Eva Ionesco). En cadrage serré, à la manière de La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, souvent filmée de dos, comme Olivier Gourmet dans Le Fils des frères Dardenne (qui filmaient le plus souvent sa nuque), Anne est ainsi un bloc d’émotions intériorisées, peu friable, dans lequel nous sommes invités à investir le corps et également l’esprit, sans que Audrey Diwan ne recoure à la béquille trop facile de la voix off, contrairement à beaucoup de films adaptés d’oeuvres littéraires. En plus de ce dispositif kechichien-dardennien particulièrement immersif, nous voyons essentiellement ce que Anne voit, c’est-à-dire une vision réduite à de courtes focales faisant souvent le flou autour d’elle, un peu comme dans Le Fils de Saul. A partir du moment où le drame de sa grossesse la frappe, l’univers se resserre autour d’elle, de manière paranoïaque et angoissante. Elle devient une créature décalée, mise à l’écart des autres ou plus exactement qui se met à l’écart des autres, pour ne pas dévoiler son étrangeté.

Pour mieux nous faire ressentir le danger de la situation, Audrey Diwan met en place un suspense en affichant un compteur temporel : de trois semaines (le moment où Anne s’aperçoit de la disparition de ses règles) à douze semaines (celui où sa grossesse va apparaître trop évidente aux yeux de ceux qui l’entourent). Ce suspense accentue le conditionnement psychologique du spectateur, convié à se mettre, quel que soit son sexe d’origine, à la place d’Anne. Jeune fille d’origine modeste, elle rentre chaque week-end dans sa famille d’ouvriers, tenant plus que tout à progresser et à échapper à sa condition d’origine, ce qui rend son combat vital pour son avenir. Audrey Diwan filme sans fausse pudeur le corps de ses comédiennes, rendant tangible la problématique de la chair triturée et martyrisée. En fin de compte, en dépit du schéma scénaristique plus naturaliste, elle n’est pas si éloignée des préoccupations de Julia Ducournau, autre femme de l’année 2021 dans le cinéma français contemporain. La femme habite un corps qui n’a de cesse de la tarauder. Diwan se rapproche encore plus de Ducournau en faisant basculer L’Evénement dans le film de genre, lors de trois ou quatre scènes de tentatives d’avortement, extrêmement éprouvantes, à déconseiller aux personnes sensibles, qui évoquent ouvertement, dans leur rapport tourmenté au corps, certaines scènes chocs du cinéma de la réalisatrice de Grave. On n’est pas près d’oublier d’une part la voix grave et traumatisante d’Anna Mouglalis, la faiseuse d’anges, lors de ses deux interventions, ou encore le « blop » sonore à un moment clé du film.

Si L’Evénement résonne aussi juste, c’est qu’il se nourrit d’un certain nombre de films ayant plus ou moins traité le même thème, même s’il ne se trouvait pas forcément au centre du propos. Certes, Audrey Diwan ne va pas aussi loin que Lars Von Trier dans la mise en scène extrêmement choquante d’un auto-avortement dans Nymphomaniac Partie II Director’s cut. De manière générale, Diwan filme de manière relativement pudique et nullement outrancière, en étant toujours du côté de son héroïne (via son point de vue). Elle a ainsi écarté dans son film le récit de l’Hôtel-Dieu se trouvant dans le livre d’Annie Ernaux. Néanmoins le décompte angoissant des semaines rappelle 4 mois, 3 semaines et 2 jours de Cristian Mungiu, autre grand film sur l’avortement. Le traitement en plan-séquence des scènes d’opération évoque la longue séquence d’avortement dans The Tribe, avec une faiseuse d’anges aussi peu amène qu’Anna Mouglalis. Le choix des comédiens s’avère également très signifiant avec Alice de Lencquesaing, ayant interprété une jeune fille violée accouchant d’un enfant mort-né dans Polisse, ou encore Sandrine Bonnaire et Anna Mouglalis, actrices chabroliennes qui rappellent par ricochet l’immense auteur d’Une Affaire de femmes, où Isabelle Huppert était condamnée à mort pour avoir aidé des dizaines de femmes à avorter. De même, la présence de Fabrizio Rongione, acteur fétiche des Dardenne, en médecin, représente un hommage évident à leur cinéma : Anne avançant devant la caméra, n’ayant qu’un but, se faire avorter, tout comme Rosetta, l’héroïne de leur film éponyme, ne souhaite qu’une chose, trouver un emploi.

Pourtant, en dépit de toutes ces influences, L’Evénement tient admirablement tout seul, en les intégrant toutes, sans en renier aucune. Il est peut-être encore trop tôt pour savoir si Audrey Diwan est une grande cinéaste mais elle va en tout cas marquer l’année cinéma 2021, tout d’abord en étant la coscénariste de Bac Nord (et ex-compagne de Cédric Jimenez) et ensuite la réalisatrice de L’Evénement qui aura rarement aussi bien porté son nom. A eux deux, quoi qu’on pense de leurs films respectifs, ils auront mis en valeur des thématiques et difficultés qui ne vont cesser de se retrouver au coeur du débat d’aujourd’hui. En tout cas, L’Evénement, Lion d’Or à la Mostra de Venise 2021, décerné par un jury présidé par Bong Joon-ho, est une oeuvre digne et essentielle, un portrait juste et sensible de jeune femme qui sert de belle manière le projet d’Annie Ernaux, résumé en ces quelques lignes dans le livre :  » (Il se peut qu’un tel récit provoque de l’irritation, ou de la répulsion, soit taxé de mauvais goût. D’avoir vécu une chose, quelle qu’elle soit, donne le droit imprescriptible de l’écrire. Il n’y a pas de vérité inférieure. Et si je ne vais pas au bout de la relation de cette expérience, je contribue à obscurcir la réalité des femmes et je me range du côté de la domination masculine du monde.) ».

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RÉALISATEUR :  Audrey Diwan 
NATIONALITÉ : française 
AVEC : Anamaria Vartolomei, Luana Bajrami, Louise Orry-Diquero, Louise Chevillotte, Kacey Mottet Klein, Sandrine Bonnaire, Anna Mouglalis, Alice de Lencquesaing, Fabrizio Rongione, Pio Marmai  
GENRE : Drame
DURÉE : 1h40 
DISTRIBUTEUR : Wild Bunch Distribution
SORTIE LE 24 novembre 2021