Illusions perdues : le vrai visage du monde

Contrairement à Eugénie Grandet, l’un de ses romans les plus connus, Illusions perdues de Balzac n’a jamais été adapté au cinéma. Xavier Giannoli (Les Corps impatients, Quand j’étais chanteur, A l’Origine, Marguerite) s’attaque ainsi à un monument de la littérature française, le coeur de La Comédie Humaine, une oeuvre dense, foisonnante de plus de 600 pages, où beaucoup des personnages récurrents du cycle romanesque (Rastignac, Vandenesse, Vautrin, Montriveau, etc.) reviennent et se croisent, et où surtout Balzac exprime sa philosophie de la vie, lucide, sombre et pessimiste. Face à Eugénie Grandet, esquisse modeste de la vie de province, adaptée récemment de manière mi-figue mi-raisin par Marc Dugain, Giannoli a choisi l’ampleur de la fresque, le souffle lyrique et aussi impitoyablement analytique, le rythme incroyable mené tambour battant de deux heures et demie frénétiques. Pari réussi qui restitue de belle manière l’esprit de l’oeuvre d’Honoré de Balzac, sans sacrifier au respect de la lettre, Illusions perdues de Xavier Giannoli, cette adaptation extraordinairement vivante et peut-être définitive représente sans doute le plus bel hommage que l’on pouvait rendre à l’un des plus grands écrivains de notre Panthéon littéraire.

A Angoulême, dans les années 1820, Lucien Chardon, apprenti imprimeur, se targue de poésie. D’une beauté exceptionnelle, il souhaite se faire appeler Lucien de Rubempré, nom de jeune fille de sa mère. Jeune homme ambitieux, il fréquente le salon de Madame de Bargeton dont il est amoureux et à qui il a dédié en secret son volume de poésies, Les Marguerites. A la suite d’un incident qui va bouleverser leurs vies, Lucien et Madame de Bargeton vont quitter Angoulême et s’installer à Paris où ils vont découvrir un tout autre monde…

Pari réussi qui restitue de belle manière l’esprit de l’oeuvre d’Honoré de Balzac, sans sacrifier au respect de la lettre, Illusions perdues de Xavier Giannoli, cette adaptation extraordinairement vivante et peut-être définitive représente sans doute le plus bel hommage que l’on pouvait rendre à l’un des plus grands écrivains de notre Panthéon littéraire.

Les problèmes de l’adaptation littéraire sont multiples et parfois insolubles. On peut les résumer à deux difficultés majeures : 1) comment condenser en deux ou trois heures maximum, une matière romanesque parfois extrêmement dense et trop proliférante? A cela, Hitchcock conseillait plutôt d’adapter des nouvelles qui correspondent davantage à l’expérience de la durée cinématographique. 2) comment restituer le style, l’esprit d’un auteur, la personnalité spécifique de sa voix artistique à travers des images, des sons et du mouvement? Xavier Giannoli résout de manière magistrale ces deux écueils sur lesquels tant se sont fracassés. De manière inverse mais tout aussi efficace que Denis Villeneuve qui a compris que pour Dune, il fallait se limiter à la moitié du roman, Giannoli a tout simplement coupé et élagué ce qui n’était pas nécessaire à sa vision du roman de Balzac. Exit donc l’histoire de David Séchard, l’ami et beau-frère de Lucien de Rubempré, qui représente un bon tiers, sinon presque la moitié du roman, et en était, avouons-le, le point faible. Exit aussi la description du Cénacle, ce groupe d’artistes, écrivains et penseurs, qui, au départ, accueille Lucien à Paris, image un peu trop idéalisée d’intellectuels bienveillants et honnêtes. Exit aussi le retour à la vie de province de Lucien, après sa débâcle parisienne, dans la troisième partie du roman, Les Souffrances de l’inventeur, troisième partie qui est tout simplement supprimée. Giannoli s’est donc concentré sur un court prologue de la vie de province dans le salon de Madame de Bargeton et s’est focalisé sur le morceau de choix du roman, sa deuxième partie Un grand homme de province à Paris, faisant une description apocalyptique de la vie parisienne, affichant toutes ses tentations et tous ses gouffres.

En supprimant les personnages positifs du roman (David Séchard, Daniel d’Arthez), sans offrir de contrepoids au caractère velléitaire de Lucien, Xavier Giannoli a donc accentué une vision très sombre, lucide et pessimiste du monde. Dans Illusions perdues, la vie parisienne apparaît à la fois spectaculaire et tentatrice sous ses plus beaux atours et en même temps, creuse et terriblement superficielle, révélant des abîmes de trahison, de corruption et de manipulation. Le journalisme, métier dans lequel va atterrir Lucien, faute de vocation d’écrivain suffisamment arrimée à sa volonté, est ici privé de toute déontologie. Il s’agit de se vendre au plus offrant, de changer d’opinion comme une ridicule girouette à mesure que le vent tourne, de regarder les gens dans les yeux sans les voir, de leur sourire tout en prévoyant cyniquement de leur planter un couteau dans le dos, quand ils se seront retournés, de critiquer une oeuvre au gré de ses humeurs, de ses influences et des pressions que l’on reçoit. C’était hier, au début du XIXème siècle, comme le décrit Honoré de Balzac, mais les choses n’ont peut-être pas tellement changé aujourd’hui. Même à notre époque, Balzac n’est pas très éloigné de la vérité : mensonges, trahisons, compromissions. Illusions perdues pourrait se résumer à un procès sans appel du journalisme, en tant que vitrine du monde, nid de vipères et repaire de rats. A l’exception de quelques journalistes restés intègres, le journalisme est demeuré un milieu où l’imposture triomphe et le cynisme s’affiche sans foi ni loi, où le brillant superficiel du style exclut souvent la profondeur de la pensée, un entre-soi mesquin et peu ragoûtant où les médiocres se soutiennent les uns les autres et sont valorisés, non grâce à leur talent mais par un minable entregent, un univers sordide où les arrivistes et opportunistes de toute obédience parviennent à se faire un chemin, à condition de se servir de cadavres comme marchepied.

Tout cela, Giannoli le montre de façon magistrale, rendant toute son actualité au propos de Balzac, Certaines notations, par exemple celle sur les canards, nouvelles inventées faisant vrai pour relever un contenu de journal terne, frappent par leur modernité, comme si elles avaient été écrites hier. Idem pour cette observation cruelle, sans doute apocryphe, qui fait terriblement mouche : « un banquier entrera un jour sans doute au gouvernement« . Cette description très sombre d’un monde corrompu jusqu’à la moelle pourrait plonger le spectateur dans une profonde dépression, tant Giannoli dessille les yeux sur ce bûcher des vanités et cet entre-soi de superficialité. Mais pour contrebalancer ces abîmes de noirceur, Giannoli a misé sur un procédé stylistique qui lui permet d’échapper à l’académisme, tare supposée de tous les films d’époque : Illusions perdues ressemble à la bande d’actualités de Citizen Kane, aux trois premières minutes de Jules et Jim ou aux dix premières minutes des Affranchis, c’est-à-dire à un continuum ininterrompu d’images et de sons sur un rythme implacable, accompagné d’un commentaire en voix off, plus ou moins adapté fidèlement de Balzac (hormis certaines trouvailles comme celle du banquier), pendant les deux heures et demie du film. Ce faisant, Giannoli parvient à retranscrire le souffle lyrique de l’écriture de Balzac, cette pulsion de vitalité qui permet d’écarter la mélancolie, en dépit du constat sans pitié, énoncé sur ce monde du journalisme qu’il a fréquenté. En supprimant et en coupant des pans entiers du roman, Giannoli est certes infidèle à la lettre de l’oeuvre balzacienne mais il se montre surtout fidèle à son esprit, la vitalité du style de Balzac équilibrant la noirceur du propos. Pourtant Illusions perdues n’est pas complètement sans défauts : l’introduction à Angoulême est un peu lente et fait redouter un académisme qui pourrait ronger le film de l’intérieur ; Salomé Dewaels, jeune Emilie Dequenne en devenir, plutôt émouvante dans son ingénuité, ne correspond pas tout à fait au personnage de Coralie qui est censée être l’une des plus belles femmes de Paris. Mais ces inconvénients mineurs sont emportés dans le mouvement irrésistible du film et une distribution dans l’ensemble irréprochable : Benjamin Voisin explose dans le rôle de Rubempré, même s’il a déjà été vu dans Eté 85 ; Vincent Lacoste et Louis-Do de Lencquesaing sont parfaits en bourreaux du destin funeste de Lucien ; Gérard Depardieu s’impose en quelques scènes, avec sa présence imposante, dans le rôle de l’éditeur Dauriat ; Xavier Dolan, grande surprise, est véritablement excellent, tout d’humanité blessée, dans le rôle de Nathan, le « meilleur ennemi » de Lucien, personnage complètement réécrit par rapport au roman ; enfin, Jean-François Stévenin nous offre sa dernière prestation de comédien dans ce film, en Singali (Blousteau chez Balzac), dans le rôle terrifiant de cynisme d’organisateur de la claque qui fait et défait les spectacles à Paris.

En l’occurrence, Illusions perdues s’avère une formidable surprise, en conjuguant avec maestria deux tendances contradictoires, comme l’écrivait François Truffaut : le mouvement ascendant du spectacle du cinéma et la tendance descendante et tragique de la vie. C’est en cela que Illusions perdues est un film aussi réussi, une adaptation qu’on imagine définitive et que l’on n’espérait pas de la part de Xavier Giannoli. Seul parmi les écrivains, Balzac mettait d’accord les cinq critiques, futurs cinéastes de la Nouvelle Vague, Chabrol, Rohmer, Rivette, Truffaut, Godard. Pourtant, hormis Rivette à trois reprises (Out 1, La Belle Noiseuse, Ne touchez pas à la hache), ils se sont bien gardés de l’adapter. Il convient de toute urgence de relire Balzac aujourd’hui.

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RÉALISATEUR :  Xavier Giannoli
NATIONALITÉ : française
AVEC : Benjamin Voisin, Salomé Dewaels, Cécile De France, Vincent Lacoste, Xavier Dolan, Gérard Depardieu, Louis-Do de Lencquesaing, Jeanne Balibar, André Marcon, Jean-François Stévenin 
GENRE : Drame, historique
DURÉE : 2h29
DISTRIBUTEUR : Gaumont 
SORTIE LE 20 octobre 2021