La Zone d’intérêt : tu n’as rien vu à Auschwitz…

La Shoah fait partie de ces sujets infréquentables qu’il est préférable d’éviter. Se confronter à ce type de sujets implique de faire face à de l’impensé et/ou de l’irreprésentable. Au fur et à mesure des années, certains s’y sont attelés avec plus ou moins de bonheur : Alain Resnais (Nuit et brouillard), Claude Lanzmann (Shoah), Steven Spielberg (La Liste de Schindler), Laszlo Nemes (Le Fils de Saul), etc. Jonathan Glazer est donc à ce jour le dernier à s’y attaquer. Pour ce faire, il a mis en place un dispositif implacable de mise en scène, se conformant au dogme lanzmannien de l’irreprésentabilité : ne jamais montrer les camps de concentration, les déportés, les chambres à gaz mais les reléguer dans le hors-champ, les recoins de la bande-son et n’exposer à l’écran que l’envers du décor, la vie paisible, quasiment paradisiaque de Rudolf Höss (Christian Friedel, déjà vu dans Le Ruban Blanc, ô coincidence), le commandant du camp de Auschwitz-Birkenau, et de sa famille, composée de Hedwig (Sandra Hüller, l’inoubliable actrice de Toni Erdmann) et de ses cinq enfants. C’est donc la toute première fois que la Shoah est traitée sous l’angle des tortionnaires, sans jamais montrer les victimes, en les laissant dans le hors-champ de la non-représentation, ce qui rend ainsi pour les spectateurs l’abîme du Mal d’autant plus angoissant et effrayant. En faisant ce pari de mise en scène, Jonathan Glazer nous offre avec La Zone d’intérêt une proposition de cinéma radicale, originale et inédite, l’oeuvre la plus nouvelle et moderne vue à Cannes cette année.

Lors de la Seconde Guerre Mondiale,  l’officier SS Rudolf Höss, commandant du camp d’Auschwitz-Birkenau, habite avec sa femme Hedwig et ses cinq enfants dans un secteur résidentiel, appelé The Zone of Interest, selon l’expression qu’utilisaient les SS pour désigner le périmètre de 40 kilomètres carré qui entourait le camp d’Auschwitz. Ils y vivent une existence paisible, disciplinée et bucolique, à quelques mètres des camps de la mort…jusqu’au jour où le commandant fait l’objet d’une demande de mutation de la part de la haute hiérarchie nazie…

Jonathan Glazer nous offre avec La Zone d’intérêt une proposition de cinéma radicale, originale et inédite, l’oeuvre la plus nouvelle et moderne vue à Cannes cette année.

A l’origine, La Zone d’intérêt était un roman de Martin Amis, le surdoué des lettres anglaises, décédé le jour-même de la projection du film de Jonathan Glazer (cela ne s’invente pas!), lointainement adapté de son oeuvre. Pour ne pas rajouter de l’horreur à l’horreur, Martin Amis avait inventé une sorte de marivaudage bouffon à la Monty Python, où se croisaient les points de vue du commandant du camp, de sa femme, d’un officier SS et d’un Juif, chef du SonderKommando, sur fond d’adultère tragi-comique. De tout cela, Jonathan Glazer n’a quasiment rien conservé sauf le couple représenté par le commandant et sa femme, et la localisation tragique, à quelques mètres du camp de concentration.

La situation a sans doute paru si forte à Glazer qu’il n’a pas jugé utile de rajouter une intrigue superfétatoire d’adultère. Il lui suffit de raconter la vie sans nuages des membres d’une famille nazie qui passent des pique-niques à la campagne, mènent d’une main de fer dans un gant de velours le train de vie de leur maison et se contentent d’évoquer par allusion le travail sordide du commandant. De temps à autre, quelques signes rappellent l’horreur qui se trouve à quelques pas de chez eux : une étrange fumée noire qui couvre le bleu du ciel, un rouge à lèvres retrouvé par Hedwig dans les poches du manteau de fourrure d’une déportée, des dents en or avec lesquelles jouent les enfants du commandant, des ossements découverts lors d’une virée en kayak…L’horreur ne se trouve pas très loin mais n’est jamais montrée de manière frontale. Elle se loge dans les moindres recoins d’une bande-son torrentielle où des rafales de mitraillettes alternent avec le grondement des fours crématoires et les hurlements des victimes. Comme le sait tout grand cinéaste, la suggestion vaut mieux que l’exposition ; elle rend encore plus horrible tout ce qu’on imagine.

Jonathan Glazer l’a parfaitement compris. On ne verra rien des atrocités commises par les Nazis mais on les devinera, ce qui s’avère encore pire. Dans un décor qui semble filmé de loin par des caméras de surveillance, comme dans Mon Oncle de Tati (l’humour et la dimension satirique en moins), Glazer filme dans une série de plans fixes distanciés et magistralement cadrés un parfait petit bonheur domestique, où, au salon, des ingénieurs peuvent disserter tranquillement sur le fonctionnement de fours crématoires ou l’organisation irréprochable des camps. En quatre films, avec une moyenne d’un film tous les dix ans, Jonathan Glazer a accompli des pas de géant entre chaque oeuvre : du film de gangsters brillant et fûté (Sexy Beast) au drame romantique et surréaliste (Birth, co-écrit par Jean-Claude Carrière), puis de l’OVNI fictionnel (Under the skin, où une extra-terrestre découvrait les moeurs humaines) au film sur la Shoah où des Nazis ignorent tout un pan de l’humanité, sans même évoquer les clips majestueux et conceptuels tournés entre autres pour Radiohead. Il se trouve en passe de rejoindre Kubrick ou le Malick d’avant The Tree of Life, parmi les cinéastes légendaires qui ont peu tourné ou entre de longs intervalles de temps.

Le film commence par un écran noir absolu sur fond musical d’infra-basses menaçantes (Mica Levi aux manettes d’une bande originale magistrale de musique concrète) qui finissent par se résoudre en des pépiements d’oiseaux. Il se termine par un même écran noir sur le même fond musical, réinvitant le vide en son sein. Entre ces deux vitrines du chaos, qui rappellent les ouvertures des films hollywoodiens en nettement plus abstraites et moins lyriques, se trouve un morceau d’Histoire racontée du point de vue des bourreaux, qui basculera dix minutes avant la fin du film, dans une séquence documentaire de nettoyage du musée d’Auschwitz par des femmes de ménage méticuleuses. Entre donc ces deux émanations du chaos, se trouvent la grande Histoire des camps en hors-champ de la petite histoire de la famille de Rudolf Höss, le paradis domestique en face de l’enfer de la mort. La Zone d’intérêt tient ainsi indissolublement liés l’Histoire et le cinéma.

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RÉALISATEUR : Jonathan Glazer 
NATIONALITÉ : britannique 
GENRE :  historique, drame, guerre  
AVEC : Christian Friedel, Sandra Hüller
DURÉE : 1h46 
DISTRIBUTEUR : Bac Films 
SORTIE LE 31 janvier 2024