Jeunesse - France, Luxembourg - 3h35 - 2023 - Réalisateur : Wang Bing -

Jeunesse (Le printemps) : textile, mon (dés)amour !

Présenté en compétition au dernier Festival de Cannes (une première pour le cinéaste), le documentaire fleuve de Wang Bing (plus de 3h30) est un grand film, une nouvelle pierre d’un édifice incroyablement riche et passionnant, et qui consacre l’immense talent de l’un des meilleurs observateurs de la Chine actuelle et de ses mutations.

Le long métrage plonge le spectateur dans la ville de Zhili, située à 150 km de Shanghai. Dans cette cité dédiée à la confection textile, les jeunes affluent de toutes les régions rurales traversées par le fleuve Yangtze. Ils ont 20 ans, partagent les dortoirs, mangent dans les coursives. Ils travaillent sans relâche pour pouvoir un jour élever un enfant, s’acheter une maison ou monter leur propre atelier. Entre eux, les amitiés et les liaisons amoureuses se nouent et se dénouent au gré des saisons, des faillites et des pressions familiales. C’est au moment du tournage de l’un de ses documentaires précédents, Argent amer (2016), que Wang Bing avait découvert ce lieu.

Le résultat, comme pour l’ensemble de l’œuvre de Bing, impressionne et fascine notamment par sa construction et ses choix de mise en scène (qui peuvent néanmoins déconcerter tous ceux qui ne sont pas habitués au cinéma direct, ou cinéma du réel).

Le résultat, comme pour l’ensemble de l’œuvre de Bing, impressionne et fascine notamment par sa construction et ses choix de mise en scène (qui peuvent néanmoins déconcerter tous ceux qui ne sont pas habitués au cinéma direct, ou cinéma du réel). Sans voix-off, utilisant une caméra portée, avec pour seuls commentaires un carton final, Jeunesse entend montrer par la beauté des images et sans un discours sursignifiant, comment cette jeunesse est exploitée, broyée par un travail pénible et harassant. Cette main d’œuvre chinoise, interchangeable et bon marché, est le levier qui permet à la Chine de dominer le monde dans le domaine du textile. Ce ne sont pas des usines qui sont présentées à l’écran, mais bien plusieurs ateliers de confection, de taille relativement modeste (ils y en a plusieurs milliers dans la région). La première scène donne le ton de l’ensemble, dévoilant ainsi un ouvrier sur sa machine, faisant des gestes répétitifs et finalement peu valorisants, avec en fond une musique pop assez forte.

En cela, Jeunesse est incontestablement un film politique qui dénonce l’exploitation dont sont victimes ces jeunes qui tentent parfois de s’organiser pour demander une augmentation de leur salaire misérable.

Comme l’indique le titre du long métrage, Wang Bing s’intéresse au quotidien de quelques jeunes travailleuses et travailleurs, filmés pendant 5 ans, entre 2014 et 2019, jusqu’à la pandémie de Covid-19. Un quotidien pour le moins difficile. Les cadences de travail sont soutenues (treize heures par jour, quasiment six jours sur sept), ils vivent entassés dans des dortoirs sur place, dans des conditions sanitaires déplorables : la caméra mobile du cinéaste capte ces moments-là. En cela, Jeunesse est incontestablement un film politique qui dénonce l’exploitation dont sont victimes ces jeunes qui tentent parfois de s’organiser pour demander une augmentation de leur salaire misérable. Bing a intégré au montage (quel travail remarquable sur ce point, puisqu’il y avait près de 2600 heures de rushes !) ces scènes de conflit entre patrons et ouvriers, dans lesquelles les répliques fusent et où l’incompréhension semble totale.

En effet, durant les 3h30, assez denses mais jamais ennuyeuses, il y a une recherche formelle constante : caméra tremblante d’abord, puis stabilisée, travail sur les cadres (à l’image de ces plans magnifiques des coursives extérieures et des couloirs intérieurs par lesquels circulent les protagonistes), hors-champ

A cette occasion, il est essentiel de souligner que le point de vue adopté par Bing est toujours le bon, la caméra est toujours bien placée, à la bonne distance de son sujet, soit plus en retrait, soit au plus près des personnages, mais jamais intrusive. Cet aspect permet d’affirmer qu’on est bien en présence d’une pure œuvre de cinéma. En effet, durant les 3h30, assez denses mais jamais ennuyeuses, il y a une recherche formelle constante : caméra tremblante d’abord, puis stabilisée, travail sur les cadres (à l’image de ces plans magnifiques des coursives extérieures et des couloirs intérieurs par lesquels circulent les protagonistes), hors-champ…

Mais, chose assez incroyable, le réalisateur chinois réussit également à capter des moments de joie, de bonheur, des fous rires, des disputes ainsi que des jeux de séduction (dans ces « jeux de l’amour et du hasard », il y a du Marivaux)

Mais, chose assez incroyable, le réalisateur chinois réussit également à capter des moments de joie, de bonheur, des fous rires, des disputes ainsi que des jeux de séduction (dans ces « jeux de l’amour et du hasard », il y a du Marivaux). Ces séquences sont probablement parmi les plus belles du long métrage. Bing y filme la vie et capte des instants précieux, de légèreté étonnante : partage de repas, jeux vidéo, chat sur les téléphones, jeux plus tactiles. Parfois, ils interpellent le cinéaste mais à d’autres moments, finissent par oublier la présence de la caméra. C’est assez unique il faut bien l’avouer pour un documentaire. Il est tout aussi très émouvant de voir certains d’entre-eux confier leurs rêves : se marier, avoir des enfants, devenir propriétaire. Des aspirations assez universelles mais qui résonnent peut-être encore plus dans un pays comme la Chine. La dernière séquence est aussi très belle : elle suit le jeune Xiao Wei rentré dans sa région natale, servant probablement de transition avec la suite à venir. Jeunesse se termine ensuite par un carton rendant hommage à ces « petites-mains » des ateliers textile, tout en remerciant également les patrons qui ont accepté la présence de l’équipe de tournage.

Après avoir filmé la dislocation de la Chine communiste, la misère des campagnes, les camps de « rééducation », un hôpital psychiatrique où étaient enfermés déviants et opposants et l’exploitation des travailleurs du textile, Wang Bing a choisi cette fois-ci de poser son regard sur la jeunesse de son pays dans ce qui apparaît comme le premier volet d’une trilogie annoncée. On ne peut que saluer ce geste politique, social et artistique et attendre avec impatience la suite du travail de celui qui est actuellement l’un des plus grands cinéastes en activité.

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RÉALISATEUR : Wang Bing
NATIONALITÉ : France, Chine
GENRE : Documentaire
AVEC : Pas d'acteurs professionnels
DURÉE : 3h32
DISTRIBUTEUR : Les Acacias
SORTIE LE 3 janvier 2024