May December : d’une femme l’autre

Pour ses trente-six ans de cinéma, Todd Haynes a l’honneur d’une rétrospective intégrale au Centre Georges Pompidou et de manière concomitante, de la présentation de son nouveau film May December au Festival de Cannes 2023. C’est l’occasion de célébrer l’une des oeuvres les plus singulières issues ces dernières années du cinéma américain. Tout Todd Haynes est contenu dans ces quelques thèmes : fascination pour le mélodrame, spécialisation dans la musique pop, amour des actrices, qui irriguent son nouveau film. May December est ainsi issu du croisement étrange entre une intrigue de tabloïd et une réflexion sur le travail de l’actrice, copie de son modèle réel et invention d’un double, à la manière de Persona.

En 2015, à Savannah, dans l’Etat de Georgie. Elizabeth, une actrice célèbre, vient dans cette ville, pour rencontrer une femme qu’elle va interpréter à l’écran, et faire ses recherches auprès de ses proches. Vingt ans auparavant, alors qu’elle avait 36 ans et était enseignante, Gracie a eu une relation amoureuse avec un de ses élèves qui n’avait que 13 ans à l’époque. Depuis, Gracie a été condamnée pour viol mais a eu un enfant de Joe en prison lors de sa peine de sept ans, puis ensuite deux jumeaux, après sa libération. Elle vit avec Joe depuis vingt ans mais continue à être réprouvée par ceux qui, dans son quartier, continuent à la voir comme une délinquante sexuelle.

Croisement fascinant entre une intrigue de tabloïd et une réflexion sur le travail de l’actrice, copie de son modèle réel et invention d’un double, à la manière de Persona.

Todd Haynes a ainsi pris le prétexte de l’affaire Mary Kay Letourneau qui a fait en son temps le bonheur des tabloïds, pour y greffer une réflexion sur la confusion entre réalité et fiction, et le travail de recherche de l’actrice, par rapport à son double dans la réalité. On peut aussi voir dans May December une interrogation sur les fondements d’une morale puritaine qui condamne aujourd’hui d’office une femme qui a des relations sexuelles avec un mineur, alors que l’inverse a longtemps été toléré sous l’empire d’une société à dominante patriarcale.

Les duos d’actrices, Todd Haynes connaît bien le sujet, pour avoir tourné Carol (une histoire d’amour alliant des contraires physiques et psychologiques), avec Cate Blanchett et Rooney Mara, ou la mini-série Mildred Pierce (une relation conflictuelle mère-fille), avec Kate Winslet et Evan Rachel Wood. Néanmoins, c’est sans doute la première fois que Haynes explore aussi profondément la relation entre l’actrice et son modèle, entre l’original et son double. Le duo Julianne Moore-Natalie Portman, fausses jumelles entre fiction et réalité, fait merveille : d’un côté, Gracie qui a vécu au jour le jour, mais en étant la vraie manipulatrice de l’histoire ; de l’autre, Elizabeth, l’actrice perfectionniste qui ne peut s’empêcher de répéter les phrases, intonations et attitudes de Gracie, à chaque fois qu’elle passe devant un miroir.

May December est un film profond, fascinant et au contenu assez indécidable qui ne se laisse pas attraper facilement, en dépit de plusieurs visions. De quoi parle-t-il exactement? Des motivations d’une affaire scandaleuse en apparence de détournement de mineur, de l’Imitation of life, chère à Douglas Sirk, du mirage d’un bonheur hypothétique et illusoire, de la préparation d’un tournage de cinéma, ici d’une actrice qui, pour étudier un rôle, va observer son personnage dans la vie réelle et modifier les conditions d’observation en participant à l’expérimentation, ou plus subtilement, d’une interrogation sur la nature cruelle et circulaire du Temps, via des personnes qui vont devoir questionner les raisons de leur amour 25 ans plus tôt, ou d’un père qui s’aperçoit que ses enfants, en quittant le foyer familial, vont vivre la jeunesse qu’il n’a jamais vécue, ou peut-être encore de la répétition vertigineuse d’une vraie-fausse idylle? En fait, tout cela à la fois, et, le plus remarquable, sans que Todd Haynes ne perde jamais le fil narratif de son film.

May December, outre Persona de Bergman, peut aussi faire songer à Betty de Chabrol, adapté de Simenon, où deux femmes, l’une jeune, l’autre plus âgée, s’affrontent avec comme enjeu, un homme, situé entre les deux. La subtilité du nouveau film de Todd Haynes tient à ce qu’il n’apporte pas de réponses simples à des cas de figure complexes. Elizabeth et Gracie vont fonctionner en miroir l’une de l’autre, l’une reproduisant les comportements de l’autre avec vingt ans de retard. Mais surtout ce qui constitue l’atmosphère vénéneuse de May December, c’est la réutilisation de la bande originale du Messager de Joseph Losey, partition composée par Michel Legrand et réarrangée dans une variation pop qui vient scander de manière obsédante les différents temps forts ou faibles de l’intrigue du film. Tout comme le film repose sur la relation entre le modèle réel et l’actrice qui viendra réveiller les souvenirs d’une affaire datant de vingt années, May December est structuré par l’emploi de la variation pop de la musique du Messager qui vient ressusciter bien des années plus tard une musique qu’on aurait cru jusqu’alors complètement oubliée. Cette composition, avec le tandem Moore-Portman, constitue la quintessence de May December qui, sous ses allures d’exercice de style, est finalement assez emblématique des thématiques et de l’univers de Todd Haynes.

3.5

RÉALISATEUR :   Todd Haynes 
NATIONALITÉ : américaine 
GENRE :  drame, romance 
AVEC : Julianne Moore, Natalie Portman, Charles Melton
DURÉE : 1h53 
DISTRIBUTEUR : ARP Sélection
SORTIE LE 24 janvier 2024