La Chimère : la statue et les désenchantés…

 

Il se cache derrière ce titre du dernier long métrage d’Alice Rohrwacher, La Chimère, beaucoup d’interprétations : si l’on se base sur l’affiche originale italienne, il s’agit du dessin d’une carte de tarot présentant un « Pendu » contemporain – le personnage principal sera en effet bloqué à différents endroits de sa vie –, du point de vue de l’histoire des arts, il existe une Chimère d’Arezzo, statue étrusque en bronze, découverte en 1553 – il sera question d’une statue retrouvée dans le récit, pas du même ordre certes, référence –, mais c’est aussi ces illusions qu’on se trimballe quand ce ne sont pas des histoires mythologiques antiques qui continuent de hanter notre présent. La Chimère continue de traiter des thèmes chers à la réalisatrice, tout en s’en libérant au sein de ce qu’on peut considérer comme une trilogie depuis ses Merveilles jusqu’à Heureux comme Lazzaro.

Quand le monde des vivants et des morts se mélangent, quand le passé et le présent s’entrecroisent, quand les amours s’en souviennent, sans qu’ils soient des chimères…

Tombaroli, près du bord de la mer tyrrhénienne, terre des Étrusques et Italie rurale profonde, Arthur – magnifiquement interprété par l’excellent Josh O’Connor, un Anglais bien frêle, cigare permanente au bec, dans son costume en lin crème déjà usé, rentre en train d’un séjour en prison : déjà, des personnages haut en couleurs traversent les wagons, trois filles comme issues de peintures classiques italiennes, leur chien et un vendeur de chaussettes pas piqués des vers. Accueilli par un ancien collègue Pirro – le marrant Vincenzo Nemolato – pour le ramener au village, il retrouve sa cabane de misère, sorte de bidonville au toit de tôle, dans une restanque où la nature règne, ses animaux de la ferme – dont on entendra les cris tout au long – : pastorale. Alors que le film s’est ouvert sur des gros plans sur le visage d’une jeune fille, Beniamina, son amoureuse et lui, il se rend chez sa belle-mère, Flora, sur chaise roulante – interprétée par la magnifique Isabella Rossellini vieillie – qui habite une magnifique demeure mais en ruine, avec qui il échange en anglais, autour de qui se trouvent Italia, une servante qui cache ses deux enfants et prend ici des cours de chant, et les nombreuses sœurs de sa bien-aimée disparue, habillée ton sur ton dans un camaïeu de couleurs et trop bavardes. Après cette mise en contexte, Arthur et ses acolytes dits les Tombaroli – et décrits par un chansonnier qui raconte leur vie dans un morceau improvisé – reprennent leurs activités : Arthur est un sourcier – travail au bâton – capable de retrouver pour les déterrer des tombes étrusques qui conservent en elle des trésors de l’Histoire de ce peuple. Autour d’eux, une autre mafia, pas pilleuse mais revendeuse, trafique les objets d’art auprès de touristes italiens, en première ligne, celle qu’on croyait celui, Spartaco, interprété par la très belle sœur blonde de la réalisatrice, Alba. De façon parfois documentaire tant elle se penche sur les déterminismes environnementaux qui font les peuples et les communautés, avec beaucoup de fantaisie avec l’intégration des troupes carnavalesques fêtant les traditions à la manière queer, mais aussi des attraits pour le politique – qui sont les vrais pilleurs ? les pauvres pour survivre, les riches pour gagner plus d’argent ? –, Alice Rohrwacher fait le tableau d’une Italie misérable, en perte de reconnaissance, d’identité, de pouvoir d’achat et de valeurs :  le film est théâtral jusqu’au burlesque – cf. les scènes où les personnages se battent, chantent, volent, s’adressent directement à nous en face et frontal nous faisant sortir de la chimère –, pictural – avec ses défilés de fresques, cliché par cliché, ou dans les tombes souterraines –, cinématographique avec des formats de films différents utilisés – le 35 mm mettant en valeur des nuances de couleurs ou le Super 16 mm plus poétique avec leurs changements de  car les changements de grain, de dimension ou de sens avec les plans à l’envers –, en hommage à un cinéma référencé – on pense à des détails de Sayat Nova de S. Paradžanov, aux personnages de clowns felliniens ou bertolucciens dans 1900 – sauf que c’est à la sauce Rohrwacher.

Pas de dolce vita dans cette Chimère mais un état d’esprit de fiesta malgré des embarras financiers et d’historiques dégâts dans des tombes déterrées…

Si les situations se répètent à travers les « fouilles » et la dévastation des tombes, il se passe beaucoup de choses dans ce récit : carnaval, concert, bal, quand ce ne sont pas les trafics d’œuvres d’art à terre comme en mer, le tout sous les yeux ébahis du naïf Arthur, qui semble figé dans un autre temps, celui de son amour pour Beniamina – la jolie Yile Yara Vianello –, qui alors qu’il est disparu se maintient à la manière d’un fil d’Ariane, celui rouge de sa robe de laine et que l’on suivra de bout en bout du film. Ainsi va la nostalgie des personnages, pour leur raison et passé respectifs, une forme de mélancolie plus sombre que dans le précédent film de la cinéaste, l’idée d’une fin de monde concrétisée par les différents trajets des personnages – Arthur repartira dans un train moderne comme il est arrivé dans un train ancien –, notamment celui d’Italia, qui aura pris d’assaut une gare de train désertée à Riparbella avec toutes les femmes (et leurs enfants) du village et qui laissera croire, le temps d’une soirée, que seul un homme, dans cette société machiste – comme cette phrase de la photographe le prétendra en français –, peut être le serviteur de ces femmes… Chimère ? Il ne resterait donc que le chant – osé par une sourde qui apprend à Arthur la langage sourd-muet, scènes muettes ou chuchotées mais magnifiques –, les traditions – de fanfare ou carnaval –, soit des arts du passé, comme des œuvres du passé à faire réémerger, pour le culte que les vivants portent aux morts. À travers ces vols, il est pourtant question de lutte des classes et d’une société pauvre qui se bat contre sa condition, de lutte des genres avec des femmes qui tentent d’échapper à la dépendance ou à la domination dans leur autarcie, le tout avec une part de rêve – en témoignent toutes ces découvertes d’oeuves insensées qui épatent même les personnages moins cultivés –, dans un monde où sans argent on n’est plus rien malgré nos dons ou nos souhaits. Touche d’optimisme final tout de même mais on ne dira rien du dernier plan : quand on a que l’amour, même entre belle-mère et beau-fils, entre potes, entre vivants et morts, c’est déjà beau pour subsister jusqu’à la saison nouvelle…

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RÉALISATEUR : Alice Rohrwacher
NATIONALITÉ : Italie
GENRE : Comédie dramatique
AVEC : Josh O'Connor, Carole Duarte, Isabella Rossellini, Alba Rohrwacher, Vincenzo Nemolato, Giuliano Mantovani, Melchiorre Pala, Gan Piero Capretto, Ramona FIorini, Yile Yara Vianello 
DURÉE : 2h10
DISTRIBUTEUR : Ad Vitam
SORTIE LE 6 décembre 2023