2022, c’est censé être l’année du retour à la normale, après deux années de pandémie Covid-19. 2022, c’est l’année du retour du Festival de Cannes au sacro-saint mois de mai, de la fréquentation des salles obscures, de la fin des masques. Cependant, un retour à la normale signifie-t-il un retour en arrière, une régression stérile? Ou bien un rattrapage dans le monde du cinéma?
Lors de ces deux années, le cinéma au féminin s’est épanoui et a même réalisé une sorte de Grand Chelem des plus grandes récompenses du cinéma, des Oscars 2021 (Nomadland) aux Oscars 2022 (Coda), en passant par le Festival de Cannes (Titane), la Mostra de Venise (L’Evénement) et la Berlinale (Alcarràs), Le retour à la normale pouvait donc signifier un coup d’arrêt à cette parenthèse enchantée pour les films de femmes, ce qui a donc fini par arriver à Cannes avec le triomphe d’un metteur en scène. Pourtant, pour les LGBT et féministes, le palmarès est néanmoins marqué par la présence au Grand Prix du jury de Claire Denis et Lukas Dhont, ce qui montre que cette parenthèse continue à produire des signes positifs.
Le retour à la normale serait-il alors un rattrapage? Pas vraiment, puisque les grands cinéastes laissés sur le carreau, auparavant, comme James Gray ou Arnaud Desplechin, demeurent toujours sur le bord de la route, à nouveau exclus du Palmarès. James Gray, partant pourtant favori avec Armageddon Time, échoue une nouvelle fois à sa cinquième tentative et n’a toujours pas recueilli l’ombre d’un prix au Festival de Cannes. Idem pour Desplechin qui a recueilli des réactions bien plus contrastées pour Frère et soeur. Non, le retour à la normale signifie la répétition du même, soit la victoire pour la deuxième fois de Ruben Östlund, cinq ans après The Square, récompensant un jeune cinéaste de moins de cinquante ans et le plaçant au même niveau dans le club très fermé des doublement palmés que des vétérans respectables et septuagénaires comme Coppola, les Dardenne ou son idole Michael Haneke.
Le Palmarès du jury mélange ainsi le pire et le meilleur : le pire, oublier James Gray et Saeed Roustaee, tout en récompensant les frères Dardenne pour un énième prix et Claire Denis pour un film négligeable et mineur en rapport à sa filmographie. Le meilleur, c’est d’avoir su célébrer Triangle of sadness, l’une des séances les plus mémorables du Festival de Cannes de cette année, le virtuose Park Chan-wook pour son éblouissant Decision to leave, l’immense Sang Kang-ho pour l’émouvant Broker de Hirokazu Kore-eda, voire Lukas Dhont (Close) à un niveau peut-être trop élevé mais valant signe d’encouragement. C’est aussi d’avoir pensé à récompenser l’actrice iranienne Zar Amir Ebrahim, remarquable dans le film contesté d’Ali Abassi, Holy Spider.
Globalement, du côté de la Sélection Officielle, 2022 restera comme une édition relativement moyenne, avec quatre ou cinq films qui sortent du lot (Armageddon Time, Broker, Decision to leave, Leila et ses frères, Triangle of sadness), une majorité de films relativement bons ou moyens et quelques films qui n’avaient pas leur place en compétition. Sur le plan géopolitique, le jury a privilégié les cinémas européen (belge en particulier) et asiatique, au détriment des cinématographies dominantes, américaine (aucun représentant primé) et française (hormis Claire Denis pour un film anglophone). Comme son président l’avait annoncé, le jury de Vincent Lindon a clairement favorisé une vision politique du cinéma, traçant une ligne claire entre un film de critique de la classe supérieure (Triangle of sadness), et des films de défense des immigrés (Tori et Lokita), des minorités (Close), voire en incluant une femme (Claire Denis pour Stars at noon, l’un de ses moins bons films) au Palmarès. Au contraire, les films formalistes, autocentrés tel le Cronenberg ou trop classiques tel le James Gray, qui n’avaient rien à défendre qu’eux-mêmes et leur vision artistique, sont définitivement passés à la trappe de l’appréciation du jury.
Trois ou quatre thématiques ou lignes de force se sont imposées au cours de ce festival : la place de l’enfant, l’ombre du terrorisme, les rapports hommes-femmes et l’art de la survie face à un événement traumatique.
La place de l’enfant
Le confinement a sans doute fait que les auteurs se sont recentrés sur la place de l’enfant dans leur création et l’avenir que la génération actuelle allait lui laisser. Enfant dans le passé (Armageddon time, Les Huit montagnes, Boy from heaven, Un petit frère), dans le présent (Joseph dans Frère et soeur, le gosse muet de R.M.N,, les deux ados de Close, Tori et Lokita chez les Dardenne, la gamine Dalva), dans le futur (l’enfant mutant assassiné dans Crimes of the future, le bébé de Broker). L’enfant, pour citer le titre d’une Palme des Dardenne, se trouvait partout ou presque dans cette édition, souvent au centre névralgique de l’intrigue, explorant toutes les dimensions, marqueur du passé ou enjeu dramatique pour le présent ou le futur.
L’ombre du terrorisme
Au moins quatre ou cinq films ont traité de l’Islam ou du terrorisme cette année à Cannes : Revoir Paris, Novembre, Boy from heaven et Rebel, A chaque fois, un traitement subtil et non-manichéen était à l’oeuvre, permettant de poser les enjeux politiques et religieux et les traumatismes éventuels à la suite d’attentats. Il a fallu au moins sept ans en particulier en France pour analyser et traiter ce sujet, en ayant la distance et le recul nécessaires, pour exprimer essentiellement de la compassion et de la compréhension.
Femmes au bord de la crise de nerfs
#MeToo a incontestablement laissé sa marque et de nombreux films reconsidèrent la place de la femme dans la réalité, via la fiction : à travers l’histoire (La Femme de Tchaikovski, Elisabeth d’Autriche dans Corsage), face au système patriarcal (Leila et ses frères) ou un univers masculin réel ou fantasmé (Rodéo, Men), affrontant viols et agressions sexuelles (Holy Spider), la misère et le mépris (la prostituée de Broker, la mère de Un petit frère), la solitude et l’isolement en contrée étrangère (Stars at noon), le manque de reconnaissance dans le monde de l’art face aux soucis du quotidien (Showing up). Autant de femmes qui sont devenues des combattantes, des survivantes, sachant utiliser leur résilience pour avancer.
L’art de la survie
Mais ce qui a inspiré certains cinéastes, c’est surtout la période anormale que nous avons traversée, période de confinement, de pandémie, de mise à l’arrêt. Une période qui a incité à renverser les perspectives, à voir les choses sous un oeil nouveau (EO, vision du monde par les yeux d’un âne) et à montrer ce qui permet de survivre en dépit des difficultés. Perdue dans un pays étranger, sans argent, c’est ce qui arrive à l’héroïne de Stars at noon, le seul film qui montre explicitement la pandémie par la présence à l’image de masques. D’une certaine manière, Trish est emprisonnée, même en se promenant à l’extérieur, car étant surveillée et ne pouvant partir du pays. Enfin, si Triangle of sadness a si fortement marqué les esprits des membres du jury et a remporté la Palme d’or, c’est qu’en trois parties, il résume les cinq années passées : première partie, redéfinition des rapports hommes-femmes en fonction du féminisme dominant ; deuxième partie, naufrage d’un yacht, correspondant à celui d’une civilisation pendant la pandémie ; troisième partie, tentative d’une réorganisation de l’ordre social, après le traumatisme, correspondant à ce que nous vivons actuellement. Dans la deuxième partie, on y voit une transposition de la légende mythologique des écuries d’Augias, balayant et évacuant les vestiges de ce qui doit disparaître pour tout remettre à zéro. Dans la troisième partie, sur l’île, se pose alors de manière angoissante, une question existentielle, comment se remettre à vivre normalement? C’est ce qui touche de manière souterraine tous les spectateurs de Triangle of sadness et montre sa profondeur inattendue. Ruben Östlund a l’élégance de masquer cette interrogation par un éclat de rire dévastateur qui a incontestablement marqué cette 75ème édition, celle d’un retour à la normale à la fois prometteur et inquiétant.
Le palmarès complet
Palme d’or : Triangle of sadness (Sans filtre) de Ruben Östlund
Grand prix ex aequo : Close de Lukas Dhont et Des étoiles à midi de Claire Denis
Prix de la mise en scène : Decision to leave de Park Chan-wook
Prix du 75e anniversaire : Tori et Lokita de Jean-Pierre et Luc Dardenne
Prix du jury ex aequo : Les Huit Montagnes de Charlotte Vandermeersch et Felix Van Groeningen et EO de Jerzy Skolimowski
Prix du scénario : Boy from Heaven de Tarik Saleh
Prix d’interprétation masculine : Song Kang-ho dans Les Bonnes étoiles
Prix d’interprétation féminine : Zar Amir Ebrahimi dans Holy Spider
Caméra d’or : War Pony de Gina Gammell et Riley Keough
Mention spéciale de la Caméra d’or :Plan 75 de Hayakawa Chie
Palme d’or du court-métrage : The Water Murmurs de Jianying Chen
Mention spéciale du court-métrage : Lori d’Abinash Bikram Shah