Corsage : corps pas sage…

Deux femmes ? Il peut paraître étonnant de voir apparaître, dans la sélection d’Un Certain Regard Corsage, ce biopic sélectif autour de la vie d’Élisabeth de Wittelsbach, dite Élisabeth d’Autriche (interprétée par Vicky Krieps) – dite Sissi-Romy ! –, épouse de l’empereur François-Joseph 1er (Florian Teichtmeister), un film réalisé par Marie Kreutzer : la cinéaste est d’origine autrichienne quand Vicky est luxembourgeoise et elles ont déjà travaillé ensemble dans We used to be cool, ou l’histoire d’une maternité. C’est l’actrice en personne qui sollicite l’idée de cette reconstitution. Deux sens. On peut rappeler, qu’à l’époque des Habsbourg, le mot « corsage » représentait soit un petit bouquet de fleurs porté autour du poignet féminin ou sur une robe, lors d’une occasion formelle, soit constituait la partie supérieure oppressante d’une robe, enserrant le buste des femmes. Dans les deux cas, contrainte obligée, tenue de respecter les règles, par et pour la représentation, l’image. Ce que l’on entend aussi dans la sonorité du terme découpés en deux mots « corps » et « sage », c’est ce qu’aura réussi à faire un certain temps notre impératrice Vicky jusqu’à ne plus résister d’exprimer une révolte enfouie, et jusqu’à en dépasser les limites de l’entendable à la cour royale. Une seule issue restera pour cette femme du grand monde des rois et des reines…

Deux femmes, deux sens, une issue… annoncée

Voici durant ces presque deux heures les quelques années de la vie d’Élizabeth d’Autriche, en 1877 lorsqu’elle fête sa quarantième année – ce qui est déjà vieux pour l’époque, notamment pour l’apparence et la lignée à maintenir –, une insoumise qui ne supporte plus d’être ignorée physiquement et moralement par son époux, étouffée dans sa condition de potiche, et refuse le manque de liberté : un bouquet complet d’oppression qui se manifestera par son état fragile, elle qui fait un régime rigoureux et dont la taille est mesurée régulièrement, elle qui ne dort pas, elle qui finira (dans le film) sous héroïne. C’est que lorsqu’on parle de chaînes, on parle aussi de liberté, ce que s’autorise la réalisatrice dans son adaptation très libre pour nous donner à voir un personnage poétique et innovant qui ne manquera plus de se détourner des conventions. Ainsi verra-t-on cette dernière faire de faux malaises en situation officielle ou un doigt d’honneur en quittant brutalement un repas, sortir en public avec une coiffure à la sauvage ou un corset la mettant particulièrement en valeur, se couper les cheveux au carré – au point que les restes de tressage de longs cheveux recueillis en traumatisent sa coiffeuse, avant sa sœur et sa fille –, quand ce n’est pas une insulte de « gros connard » qui sort de sa bouche visant son mari en passant par un valet ! Marie Kreutzer, bien qu’assurant sa reconstitution à travers une largeur de cadres, les décors, costumes et manières convenues à la cour viennoise, se joue de l’anachronique : lampes électriques au milieu des meubles d’époque, tatouage d’encre visible sur la peau de la frêle épaule de Lisbeth, ou une bande-son composée par la géniale chanteuse Camille reprenant des tubes rock aux cordes d’une harpe et de sa voix suave quand ce n’est pas un scénario qui donne presque tout pouvoir à son héroïne – une fois qu’elle peut aussi en absorber, sur les conseils de son médecin ! Ça, c’est fait.

Entre reconstitution et anachronisme, la poésie vient s’immiscer…

Pour le reste, dès les premières images, on se retrouve face à un film à l’esthétique aussi grandiose que classique, dont la lourde somptuosité viendra se heurter à des situations où la légèreté prime et où le film peut s’envoler. Élisabeth d’Autriche adore les chevaux, l’écurie dit-elle, et même peut-être secrètement Bay (Colin Morgan), un cavalier qui l’accompagne en forêt et surtout la regarde avec des yeux d’amour qui l’empêcheront d’épouser sa Charlotte ; elle fréquente les arts, les livres et croît aux premières images animées sur celluloïd que Louis le Prince (Finnegan Oldfield), un des pionniers du cinéma, boucle à l’oreille, vient lui proposer de faire dans ses prés de Bavière pour remplacer les peintures d’histoire au mur de ses appartements ; elle fréquente l’hôpital, apportant des bonbons à la violette, se souvenant des malades, n’hésitant pas à se coucher près d’eux ; ce sont bien sûr des amants qu’elle va retrouver qui la pastichent de chocolat telle une enfant – on l’avait déjà vue tirer sa langue ; elle offrira même à sa fille, en pleine nuit glacée, de faire une balade à cheval, ce que l’enfant paiera d’une grosse fièvre, et l’impératrice de graves remontrances sur son comportement inconscient possible à réparer lors de bains où sa main cherche le plaisir. C’est à l’annonce de ces scènes, avant lesquelles la comédienne récupère sourire et rayonnement, que l’image commence à exister puisqu’elle-même se décadre, une contre-plongée, un changement de perspective, un clair-obscur faisant sortir le spectateur du double ronron de la vie de l’héroïne et de la sagesse des images pour la partager. En ce sens, Marie Kreutzer parvient à manier sa caméra à la manière schizophrénique de son personnage, pris entre son enfermement moral – et l’image est distante, froide presque figée – et son inconscience à essayer de survivre – et l’image nous rapproche d’elle, chaleureuse et rieuse. Il y a eu des reconstitutions de la vie de l’impératrice, dont la plus populaire est celle réalisée par Ernst Marischka, comme il y a eu des films retraçant la vie de ces femmes emprisonnées (chez Sternberg, Larrain ou Coppola fille), avec des fantaisies bien opérées dans les œuvres les plus récentes pour actualiser le portrait d’une figure féminine. Aucune n’avait osé rendre à l’impératrice ce qui lui appartient au fond, rendre à une femme ce que personne ne peut lui enlever, son caractère héroïque : la tendresse, la féminité, la créativité naturelles à faire courir, danser, voler Élisabeth.Vicky, sont ce que Corsage nous montre, même si partant de la première image de film à l’ambiance sévère prémonitoire pour en arriver à des plans finaux faits d’envolées, l’idée d’un triste requiem semble s’être faufilée…

3.5

RÉALISATEUR :  Marie Kreutzer
NATIONALITÉ : Française
AVEC : Vicky Krieps, Finnegan Oldfield, Colin Morgan, Raphael von Bargen, Katharina Lorenz, Alma Hasun, Aaron Friesz, Tamás Lengyel, Florian Teichtmeister, Jeanne Werner
GENRE : biopic historique
DURÉE : 113 minutes
DISTRIBUTEUR : Ad Vitam
SORTIE LE 14 décembre 2022