The Killer. Michael Fassbender as an assassin in The Killer. Cr. Netflix ©2023. The killer, sortie du film en France le 10 novembre 2023 sur Netflix

The Killer : ultra-moderne solitude

Cela fait maintenant presque dix ans depuis que David Fincher a sorti un film au cinéma, c’est-à-dire en salle, sur grand écran. Depuis 2014, il s’est fait engager par Netflix et y a donc sorti deux saisons d’une série culte Mindhunter sur les serial-killers, ainsi que deux films Mank (2020) sur l’histoire de Herman Mankiewicz, frère aîné de Joseph L. Mankiewicz et scénariste de Citizen Kane, et The Killer, qui nous occupe ici. Mank pouvait être considéré comme un pas de côté, un hommage au scénario du père de David Fincher et paradoxalement à tous les scénaristes du monde entier. Avec The Killer, en revanche, pas de doute, back to basics. David Fincher retrouve ses histoires de tueurs compulsifs ainsi que son équipe privilégiée (son épouse et productrice, Trent Reznor et Atticus Ross pour la musique, Erik Messerschmidt à la photographie, Kirk Barker au montage, et surtout Andrew David Walker au scénario, qui avait déjà officié sur Seven, l’un de ses plus grands succès). Fincher revient en terrain connu et The Killer ressemble à un programme parfaitement huilé où tout est à sa place, rien ne surprend vraiment, une oeuvre où Fincher est fidèle à sa réputation de grand cinéaste américain contemporain.

Un tueur à gages, solitaire et froid, tue ses victimes méthodiquement, sans scrupules ni remords. Un jour, à Paris, après une longue préparation, il tient sa proie dans le viseur de son fusil de sniper mais rate sa cible, une grande première pour lui. Il va devoir se battre contre ses employeurs qui ne lui pardonnent pas cette erreur…

The Killer est ainsi un film-programme un peu frustrant où le talent éblouissant de Fincher est volontairement utilisé à bas régime, pour faire ce qu’il sait déjà faire, sans se remettre en question.

On connaît la différence que David Fincher dresse dans sa filmographie entre les « films », oeuvres ambitieuses et destinés avoir une résonance, et les « movies », simples divertissements du samedi soir. Dans la première catégorie, la plus importante, on peut ranger Fight Club, Zodiac, Benjamin Button, The Social Network, etc. ; dans la deuxième, Alien 3, Panic Room, Millennium : les hommes qui n’aimaient pas les femmes. Contrairement à Mank qui appartenait manifestement à la première catégorie mais manquait sa cible, The Killer est un petit polar de série B du samedi soir, modeste et sans prétention. Adapté d’une bande dessinée française écrite par Matz et dessinée par Luc Jacamon, ce film cherche simplement à divertir a priori. En y réfléchissant un peu, la destinée de ce tueur à gages ressemble pourtant étrangement à celle d’un David Fincher échouant dans son objectif prestigieux de rapporter des Oscars avec Mank (le tir raté du Killer) et obligé de rendre des comptes à ses employeurs (vous avez dit Netflix?) en accomplissant un programme d’exécutions sommaires, un peu à contre-coeur, certes avec réticence, mais comme un professionnel froid et dépourvu d’états d’âme.

La mise en abyme est évidente. Fincher ressemble beaucoup trop à ce professionnel embauché par le système et contre lequel le système se retourne, une fois qu’il a commis une regrettable erreur. En réalisant The Killer, il exécute pas à pas un programme sur divers continents, à la manière d’un James Bond. De Paris à New York, en passant par la République Dominicaine, la Nouvelle-Orléans et la Floride, cinq chapitres se déroulent sans véritable émoi ni grande tension pendant environ deux heures, hormis une savoureuse castagne de cinq minutes en Floride où Fincher dévoile un talent de cinéaste de scènes d’action qu’on ne lui connaissait pas, et une superbe confrontation au restaurant avec une experte (Tilda Swinton, toujours somptueuse) qui racontera une formidable anecdote sur un ours et un chasseur. On regrettera d’ailleurs que l’ensemble des partenaires de Michael Fassbender, assez monolithique dans le rôle du Killer n’aient pas la classe naturelle et le magnétisme de Tilda. The Killer pèche en partie par cet aspect-là : hormis Tilda Swinton, Fassbender ne dispose pas en fait d’un seul antagoniste valable.

L’essentiel du film repose donc sur lui et sa solitude d’anti-héros très melvillien (on pense très souvent au mutisme inquiétant et à la beauté fascinante de Delon dans Le Samouraï). The Killer/Fassbender/Fincher se trouve là pour accomplir un programme et la meilleure part du film, hormis les deux séquences précitées, réside dans ce leitmotiv incessant répété par la voix intérieure du tueur, condensé en de petites phrases équivalentes à des mantras :

  • Respecte le plan
  • Anticipe, n’improvise pas
  • Ne fais confiance à personne
  • Ne mène que le combat pour lequel on te paye

On reconnaît particulièrement Fincher dans les phrases suivantes : pas d’empathie, l’empathie est une faiblesse, la faiblesse rend vulnérable. En conséquence, Fincher réalise son film en grand professionnel réussissant avec une superbe maestria des séquences de haute volée. Pourtant on peut estimer que ce film-programme, aussi réussi techniquement soit-il, laisse terriblement sur sa faim. La représentation univoque de la solitude, peut-être le grand sujet de Fincher, dans The Killer, émeut beaucoup moins que les personnages de Fight Club, Zodiac, The Social Network ou Gone Girl qui faisaient ressentir leur solitude, même en étant entourés de beaucoup de monde. Contrairement à ses autres films, Fincher adopte ici le point de vue de celui qui tue. En cela réside la principale originalité notable de The Killer. Mais par opposition à ses autres meurtriers qui étaient pervers ou profondément dérangés, ce qui aurait pu se révéler passionnant, à défaut d’être consensuel, ce tueur est simplement une machine à tuer, sans affects, ce qui relativise énormément la portée du personnage, et par conséquent, du film. Ses réflexions ne dépassent pas le niveau d’une philosophie de Café du commerce, où il se plaint surtout de ne pas pouvoir se fondre suffisamment dans la masse, sans pour autant appartenir à l’élite (remplacez la masse par les cinéastes mercenaires à tout faire de Netflix et l’élite par les cinéastes oscarisés).

Alors certes, Fincher n’est pas n’importe qui et son style tout en couleurs froides et ternes est assez rapidement identifiable, ainsi que ses clins d’oeil à Taxi Driver (le marchand d’armes) ou Shining (l’anecdote de l’ours), ce qui fait de The Killer un polar de bonne facture, à défaut d’être génial et révolutionnaire, ou du niveau de The Social Network ou de Gone Girl. De même, il use d’un emballage musical pop (beaucoup de chansons des Smiths et même Glory box de Portishead) sympathique mais qui manque un petit peu de personnalité et surtout d’un caractère absolument indissociable de l’image (rien à voir avec l’utilisation magistrale de Where’s my mind des Pixies à la fin de Fight Club). The Killer est ainsi un film-programme un peu frustrant où le talent éblouissant de Fincher est volontairement utilisé à bas régime, pour faire ce qu’il sait déjà faire, sans se remettre en question. La meilleure nouvelle serait en fait que, à la suite de ce film, David Fincher soit finalement embauché par Apple ou Amazon, à la manière de Scorsese ou Ridley Scott, afin de se remettre en selle sur des véritables projets de cinéma, au lieu de cachetonner sur des programmes pré-mâchés, pré-établis en fonction des desiderata et des attentes prévisibles des abonnés de Netflix. Vivement donc que Fincher revienne au cinéma en salle, sur grand écran!

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3.5

RÉALISATEUR : David Fincher 
NATIONALITÉ :  américaine
GENRE : thriller, drame, policier, suspense
AVEC : Michael Fassbender, Tilda Swinton
DURÉE : 1h59
DISTRIBUTEUR : Netflix 
SORTIE LE 10 novembre 2023