Satoshi Kon, l’illusionniste : l’envers et l’endroit de la réalité

Présenté dans la section Cannes Classics du Festival de Cannes 2021, Satoshi Kon, l’illusionniste, formidable documentaire de Pascal-Alex Vincent, fait le point sur l’un des plus grands cinéastes du début de ce siècle. Par la beauté de son graphisme hérité de son passé de mangaka, son sens du récit fragmenté, mélangeant passé, présent et futur, sa conscience des univers multiples, montrant l’infini des possibles (rêves, fantasmes, projections mentales) à la manière d’un David Lynch nippon qui n’aurait travaillé que dans les films d’animation, Satoshi Kon a incontestablement marqué le cinéma en général, au moins autant que le cinéma d’animation qui a trouvé en lui le metteur en scène qui l’a fait passer à l’âge adulte. Satoshi Kon, l’illusionniste, rend un hommage mérité à ce créateur intemporel qui nous a quittés prématurément à l’âge de 46 ans.

Le mangaka et cinéaste d’animation Satoshi Kon est mort brutalement en 2010, à l’âge de 46 ans, d’un cancer foudroyant. Il laisse une oeuvre courte et inachevée, qui est pourtant parmi les plus diffusées et les plus influentes de l’histoire de la culture japonaise contemporaine. Dix ans après sa disparition, ses proches et ses collaborateurs s’expriment enfin sur son travail, tandis que ses héritiers, au Japon, en France et à Hollywood, reviennent sur son legs artistique.

Si Satoshi Kon restera dans l’histoire du cinéma, c’est avant tout pour avoir su déployer dans le cinéma d’animation une oeuvre adulte, exploitant les thèmes complexes des univers parallèles, avec un sens graphique inouï.

Satoshi Kon, l’illusionniste revient donc sur la courte vie de ce metteur en scène d’exception. Toutes les oeuvres audiovisuelles (cinq au total) sont détaillées et explicitées, ce qui fait de ce documentaire une introduction idéale à l’oeuvre de Satoshi Kon. Il est en effet plus facile de développer sur cinq films pendant plus d’une heure que sur l’oeuvre pléthorique dépassant la centaine de films de Raoul Walsh ou de John Ford. Pascal-Alex Vincent, spécialiste du cinéma japonais, auteur d’un Dictionnaire du cinéma japonais, a ainsi tout le temps disponible pour revenir et détailler les oeuvres peu nombreuses mais à chaque fois fondamentales de Satoshi Kon : Perfect Blue, Millenium Actress, Tokyo Fathers, la série Paranoia Agent et enfin Paprika. Selon les témoignages récurrents des divers collaborateurs de Satoshi Kon, on s’étonnera du peu d’écho commercial que ces oeuvres ont pu rencontrer à leur sortie, alors qu’elles ont marqué l’évolution du cinéma. Satoshi Kon a donc dû lutter toute sa vie pour réussir à faire financer ses films. Il se montrait soucieux du destin commercial de ses oeuvres, pensant à chaque fois atteindre un plus large public (Millenium Actress rendant hommage au cinéma japonais tout entier à travers la figure de Setsuko Hara, Tokyo Fathers abandonnant la multiplicité des pistes narratives pour adopter une intrigue plus mélodramatique et linéaire, Paprika avec son héroïne magique, pouvant se métamorphoser à volonté). Devant toujours courir après un succès qui le fuyait, alors que la reconnaissance critique lui était acquise, Satoshi Kon en est peut-être mort, avant de pouvoir commencer une oeuvre, Dreaming machine, qui, selon ses dires, en avait terminé avec sa thématique habituelle, le conflit entre la réalité et la fiction.

Car si Satoshi Kon restera dans l’histoire du cinéma, c’est avant tout pour avoir su déployer dans le cinéma d’animation une oeuvre adulte, exploitant les thèmes complexes des univers parallèles, avec un sens graphique inouï. Ce n’est pas pour rien que Darren Aronofsky s’est inspiré directement de Perfect Blue pour certains plans de Requiem for a dream ou Black Swan. Prenant pour point de départ les oeuvres de Katsuhiro Ōtomo, en particulier Akira, Satoshi Kon a su remettre en cause le récit classique en instaurant le doute au sein de chaque possibilité de récit, lui donnant une tonalité oppressante. Est-ce un rêve, un fantasme, une projection mentale? Son sens aigu des univers parallèles, qui en fait un collègue méconnu de David Lynch, a permis au cinéma de faire des progrès ahurissants dans l’enchevêtrement narratif et l’extension de la compréhension du spectateur. Satoshi Kon reconnaissait devoir une grande partie de cette conception du réel au film Abattoir 5 de George Roy Hill, Se référant au cinéma américain, il a eu pour principaux héritiers des cinéastes américains : Christopher Nolan s’inspirant de Paprika pour les machines gouvernant les rêves ainsi que d’une scène d’ascenseur pour son film Inception, Rodney Rothman rendant hommage à Satoshi Kon pour la qualité de son travail lui ayant permis de finaliser les différentes incarnations de Spider-Man, dans Spider-Man : New Generation, l’un des meilleurs films d’animation des années 2010. Dans le domaine des films d’animation, Satoshi Kon a laissé une ambition perfectionniste qui a à elle seule haussé le niveau du secteur tout entier.

Pourtant, Satoshi Kon, l’illusionniste, ne se résume pas à une simple hagiographie. Certes Marc Caro (La Cité des Enfants perdus) et Jérémy Clapin (J’ai perdu mon corps) déclarent du côté de la France leur admiration totale pour l’oeuvre de Satoshi Kon. De même, Darren Aronofsky qui avait une connexion particulière à son univers, le décrit comme un artiste très sûr de lui, responsable d’une vision particulière du monde. Les échos sont plus contrastés de la part de ceux qui l’ont véritablement connu (Masao Maruyama, le cofondateur du studio Madhouse, Taro Maki, le producteur de Millenium Actress, ou encore Mamoru Oshii, réalisateur de Ghost in the Shell), qui décrivent une personne qui était en même temps un génie et un sale type dont on se devait méfier. Sont-ce des ragots de bas étage ou une illustration de plus qu’un créateur peut parfois présenter des aspects détestables, tout en restant attachant? L’on sait peu de choses sur la vie personnelle de Satoshi Kon qui semble s’être dévoué corps et âme à son oeuvre. Maruyama raconte pourtant qu’il aimait se déguiser en femme pour faire rire ses amis. Il ajoute que Satoshi Kon avait une connaissance double du réel : il connaissait tout aussi bien la réalité que son envers et était passionné par les deux. Peut-être cette déclaration doit-elle être rapprochée d’un aveu de Satoshi Kon lui-même, montrant l’implication totale qu’il avait dans son oeuvre, en reconnaissant que Mima de Perfect Blue, c’était tout simplement lui : il rejoignait ainsi la fameuse phrase de Flaubert, « Madame Bovary, c’est moi« .

4

RÉALISATEUR : Pascal-Alex Vincent
NATIONALITÉ : française
AVEC : Satoshi Kon, Darren Aronofksy, Mamoru Oshii, Mamoru Hosoda
GENRE : documentaire
DURÉE : 1h22
DISTRIBUTEUR : Carlotta Films
SORTIE LE 21 juillet 2021 puis en ligne sur OCS à partir du 4 août.