Border Line

Border Line : L’État tique

Un couple venu d’Espagne a remporté à la loterie annuelle un visa pour s’installer aux Etats-Unis. Alors qu’ils sont à deux doigts de toucher leur rêve américain, la Police des Frontières les arrête à l’aéroport. S’ensuivent plusieurs interrogatoires qui remettent tout en question… 

En ce premier semestre 2024, une tendance se dégage dans le ciel du cinéma : ce dernier traite régulièrement ses étoiles à travers le télescope du thriller. Le résultat est efficace, en voilà quelques preuves. Amjad Al Rashed interroge la question sociale des femmes jordaniennes dans Inshallah un fils ; Ilker Catak questionne les travers de la société dans le microcosme de l’école dans La Salle des Profs ; le film Chroniques de Téhéran scrute la société iranienne en assemblant une suite d’entretiens humiliants ; Heroico offre une radiographie de la violence mexicaine en revenant sur le parcours de formation militaire de jeunes conscrits. À ce kaléidoscope, ajoutons le dernier récompensé du Festival Premiers Plans d’Angers, Border Line, reparti avec le Grand Prix du Jury et le Prix d’interprétation féminine pour Bruna Cusi. Il a également obtenu le Prix du Public au Festival Reims Polar en 2023.  

En moins d’une heure vingt, on découvre un État borderline, où l’instabilité et la fragilité de ses valeurs provoquent ses propres excès.

Si tous les films précédemment cités questionnent l’individu au sein de la société, le duo de néo-réalisateurs Alejandro Rojas et Juan Sebastian Vasquez travaillent la notion du couple, pris là aussi dans une géographie de l’enfermement. Dès le début, on retrouve Diego (Alberto Ammann) et Elena (Bruna Cousi), dans l’habitacle d’une voiture en direction de l’aéroport. Si l’émission radiophonique n’annonce pas de bonnes nouvelles pour les migrants – il est question de la politique trumpienne au gré de la construction du mur à la frontière américano-mexicaine – Diego et Elena semblent se diriger vers leur rêve américain depuis l’Espagne. De la voiture à l’avion, de l’avion à l’aéroport et jusqu’aux différents bureaux dans lesquels ils seront ballottés et interrogés, aucun plan d’extérieur n’est réalisé. Entre quatre murs, le couple radiographié. Dans cet aquarium opaque, Diego est sensiblement le plus stressé des deux : il pense avoir oublié son passeport dans la voiture, consomme de sa main tremblante des gouttes anti-stress dans l’avion qu’il verse sur sa veste, répète des réponses toutes faites devant le miroir comme une leçon redite avant des examens. À l’aéroport, ils perdent le bulletin d’inscription et Diego doit s’y reprendre à deux reprises pour l’enregistrement de ses empreintes, trop baveuses de ses doigts transpirants. Ses gestes et ses tics prouvent une nervosité, non pas celle du malfrat, mais celle de celui-là, né au mauvais endroit. Elena est Espagnole, Diego Vénézuélien, au même titre que le duo de réalisateurs, coutumiers d’expériences délicates aux frontières.

Dans ce premier long-métrage à petit budget, tourné dans la continuité, en 17 jours, afin que les acteurs soient dans la tension progressive, l’intrigue se passe de musique. De la désorientation géographique, s’ajoutent le bruit des travaux, les pannes occasionnelles, l’absurdité des questions auxquelles doivent faire face Diego et Elena, pris dans des suites d’interrogatoires, sans queue ni tête. De quoi sont-ils coupables ? Pourquoi leur refuse-t-on de boire et de manger ? Petit à petit, méprisés et dépouillés de leur droit de profiter de leur intimité, ils sentent la pression qu’exerce les autorités. En fouillant au plus profond de leur relation, et de leurs motivations, on apprend que Diego a caché des éléments de sa vie à Elena. Un doute s’installe, là aussi, sur la réalité de la liaison qu’ils entretiennent. Surgit un glissement d’implication de notre regard, une tentation de voyeurisme qui renvoie à notre propre ambiguïté. De cette logique qui s’offre à nous, spectateurs, curieux de découvrir des saloperies cachées, il serait tentant de se méfier du couple mais quid de l’administration ?

Dans Border Line, son efficacité au carré dépeint une Police des Frontières représentante d’un État triste et de ses méthodes inhumaines – refus d’explications, questions répétées à l’infini, palpations, humiliations jusqu’à faire du corps d’Elena un pantin à danse. En moins d’une heure vingt, on découvre un État borderline, où l’instabilité et la fragilité de ses valeurs provoquent ses excès. Foucault dirait un État qui surveille et punit. Si la société américaine est en train de péricliter, souffrant de ses propres origines – l’interrogatoire est mené par l’intraitable agent Vásquez (jouée par Laura Gomez, qui a grandi en République dominicaine) – malade de migrants avec lesquels elle s’est forgée, elle préfère inscrire le doute dans celles et ceux qui souhaitent encore l’habiter. Le rêve américain comme cauchemar de l’humanité. 

3.5

RÉALISATEURS : Juan Sebastián Vásquez, Alejandro Rojas
NATIONALITÉ :  espagnol
GENRE : drame, thriller
AVEC : Alberto Ammann, Bruna Cusí, Ben Temple
DURÉE : 1h17
DISTRIBUTEUR : Condor distribution
SORTIE LE 1er mai 2024