Les Chroniques de Thomas : La Salle des profs d’Ilker Catak. École de (bonne) conduite

voilà que « le film qui a bouleversé l’Allemagne » vient de dépasser la barre des 200.000 entrées dans les salles françaises. Preuve que l’école cristallise un trouble profond et que les cinéastes s’en emparent avec plus ou moins de réussite – souvent moins que plus -, sont sortis Pas de vague, L’Affaire Abel Tram, ressortent Les Choristes et sortiront Le Monde est à eux ainsi qu’Amal – Un Esprit libre entre autres. Retour critique sur La Salle des profs, le plus complexe d’entre eux.

Tandis qu’ils sont en vacances, les anciens camarades de classe Ilker Catak (réalisateur) et Johannes Duncker (scénariste) se remémorent un souvenir commun d’école : deux garçons profitaient de l’absence d’autres élèves pour voler leurs affaires jusqu’au jour où trois professeurs arrivent en classe et énoncent : “Toutes les filles, sortez. Les garçons, mettez vos porte-monnaie sur la table ! ” En substance, voici l’origine de La Salle des profs, quatrième long-métrage d’Ilker Catak.

Si l’architecture du long-métrage scolaire embrasse majoritairement le genre de la comédie (Les Sous-doués, Les Profs, Les beaux gosses…), ou celui du film vite catalogué dans la catégorie « social » (Entre les murs, Un métier sérieux, Première Année…), Ilker Catak et Johannes Duncker s’immergent pleinement dans le thriller. La mécanique du film semble rodée, bien huilée, pour ne pas dire limitante, en créant artificiellement un effet boule de neige scénaristique et en intégrant, à chaque scène, un conflit, nous maintenant en haleine, si ce n’est en apnée comme cette enseignante Carla (jouée par Leonie Benesch) qui a besoin de retrouver son souffle dans un sac-poubelle après une réunion de préparation de voyage scolaire où elle se retrouve esseulée, dépassée.

Le thriller prend des airs d’oppression qui se conjugue en enfermement (le format 4/3 – il est toujours délicat de donner une intentionnalité à un format, mais le réalisateur le défend tel quel pour traiter de l’exiguïté des personnages dans cet univers), celui d’un monde en huis clos où ni parents, ni élèves, ni enseignants ne sont doués d’une vie socio-politique extérieure à ce microcosme. Une seule scène se déroule à l’extérieur de l’établissement. Prendre l’air, enfin ? Que nenni, on assiste à une course-poursuite entre Oskar et Carla, son enseignante. L’enfermement est également celui d’une aseptisation de notre perception, la limitation est sonore – les cordes pincées du violoncelle grattent les tympans ; elle est également chromatique – sont principalement utilisés le bleu et une palette de tons bruns sur lesquels est appliquée une lumière d’une blancheur clinique, agressive à l’œil, qui distingue les ecchymoses et autres stigmates des visages.

A propos des visages, c’est celui de Carla qui est de tous les plans. Un visage et un corps, un dévouement et un idéalisme pédagogique qui se fracassent au réel. Ici des rapports sociaux, là des rapports de subordination. Les adultes sont mesquins, fourbes et agressifs tandis que l’enseignante dévouée s’applique à suivre son école de (bonnes) conduite(s) : faire émerger la vérité, douter davantage d’elle-même que des autres, s’opposer aux jugements hâtifs. Cette dernière rappelle une ancienne ministre de l’éducation nationale qui, à chaque tentative d’élucidation d’une problématique, avait le don de s’embourber plus conséquemment. C’est elle qui, témoin de la manipulation des enseignants auprès des délégués de classe, rappellera aux enfants qu’ils ne sont pas “obligés de parler”. C’est elle qui, en plaçant une caméra de surveillance sur son ordinateur souhaite faire justice, malgré le fait de bafouer le droit à l’image, puis de ces mêmes images, c’est elle qui en viendra à douter de la culpabilité de Mme Kuhn. L’illustre une scène de paranoïa où elle croise des dizaines de personnes portant le même chemisier que l’accusée. C’est elle qui se fait attaquer violemment par Oskar, et c’est elle-même qui le défendra en conseil de discipline. Dans les couloirs et les salles de classes, le doute chemine : les enseignants soupçonnent les élèves (scène initiale avec les délégués de classe), les enseignants se soupçonnent entre eux (caméra installée en salle des profs), les élèves soupçonnent les profs (les jeunes du média scolaire réalisent un entretien de leur enseignante et, grâce au travail de montage, cette scène se transforme en interrogatoire), les parents soupçonnent les profs (réunion de préparation de voyage). La confiance est brisée et le crédit de l’institution “école” est fichu.

À la toute fin, reste un enfant, Oskar, élève génie et adolescent blessé, cloîtré à sa chaise, à sa mission. L’enfant est-il roi sur sa chaise ou est-il plutôt révolutionnaire ? Si l’on en croit le livre offert durant les préparatifs du long-métrage par le scénariste Johannes Duncker au réalisateur Ilker Catak, Bartleby de Herman Melville, alors ce final serait l’histoire d’un refus, d’une émancipation arrachée à l’institution, celui de ne pas quitter sa condition de bon élève. Si on lui demandait, l’enfant dirait qu’il ne préfèrerait mieux ne pas.

Pour autant, si l’on pouvait penser l’institution scolaire égratignée, il n’en est rien. L’école dysfonctionne seulement lorsque la confiance n’est plus, lorsque le désordre règne. Elle est un symptôme, moins une cause. En traitant le mal à la racine, c’est-à-dire en supprimant le vol, alors l’école ne serait que l’habitacle dans lequel des individus faillissent. En écartant l’individu voleur, l’institution retrouvera son équilibre, son école de bonne conduite qui produit des cerveaux bien faits, les uns tout autant que les autres, sans inégalités ni violences. Alors, les enfants retaperont dans leurs mains de bons écoliers, tel un corps armé et discipliné. Problème : le coupable est anonyme.