Exhibition : anatomie d’un divorce

Dans la trilogie de films inédits de Joanna Hogg en France, précédant la révélation survenue grâce à la présentation de The Souvenir I et II à Cannes, Exhibition occupe une place singulière, celle du volet le plus abstrait et conceptuel, le plus proche des installations d’art contemporain, mais pas forcément, loin de là, le moins intéressant. Ce brelan de films inédits est en fait une fausse trilogie, Tom Hiddleston, central dans les deux premiers volets, n’apparaissant brièvement que deux fois lors d’Exhibition. Alors que les films précédents (Unrelated, Archipelago) ressemblaient davantage à du Rohmer, période Rayon vert, en raison des vacances décrites et de l’état de vacance (disponibilité des personnages), Exhibition représente une véritable césure dans le travail de Joanna Hogg et annonce la modernité cinématographique qui va envahir ses films postérieurs (The Souvenir, Eternal Daughter) par sa réflexivité et son abstraction. En cela, Exhibition est peut-être la clé de voûte de l’oeuvre de Joanna Hogg et de son passage de la description d’une vacuité apparemment sympathique à la représentation d’une distance angoissante entre les êtres.

Londres, de nos jours. D., une actrice performeuse et H., un artiste conceptuel, la cinquantaine, habitent en couple, depuis dix-huit ans, une belle maison de style moderne, avec un escalier en spirale et de grandes baies vitrées qui exposent leur intimité à la vue de tous. Ils n’ont pas d’enfant et occupent chacun un étage de leur maison pour leur travail, communiquant grâce à un interphone. Constatant des signes de plus en plus envahissants de désaccord, ils ont décidé de mettre en vente leur maison et de ne plus habiter ensemble.

Exhibition est peut-être la clé de voûte de l’oeuvre de Joanna Hogg et de son passage de la description d’une vacuité apparemment sympathique à la représentation d’une distance angoissante entre les êtres.

Avec Exhibition (faux ami anglais pour exposition), Joanna Hogg restreint a priori son champ d’études passant de la famille et des amis au « simple » sujet du couple mais son champ va se révéler immense, De manière quasiment scientifique, elle pratique en prélevant des échantillons de la vie d’un couple, des instantanés symptomatiques, des saynètes n’excédant pas la plupart du temps deux ou trois minutes. Par exemple D. et H. reçoivent des agents immobiliers ; ou bien ils n’arrivent pas à faire l’amour ensemble ; ou bien encore, ils sont reçus à dîner chez des amis et D. s’évanouit (ou plutôt feint de s’évanouir), etc. En racontant son film par petites scènes apparemment disjointes, Joanna Hogg parvient à nous montrer, voire nous faire ressentir comment un couple se décompose, lorsque les petits mécanismes du quotidien se grippent, qu’un type qu’on aimait devient odieux pour une place de parking, ou n’encourage pas suffisamment sa compagne à réussir dans son travail. Ce phénomène de désagrégation est ainsi observé de manière clinique, un peu comme dans les films de Resnais première manière (d’Hiroshima mon amour à Providence), d’Antonioni, Haneke ou Akerman. Avec ce film, Joanna Hogg a un peu rompu les amarres et décide de ne plus essayer de se faire aimer, mais de poursuivre son chemin artistique, coûte que coûte.

Certains signes maintiennent le lien avec ses oeuvres antérieures, sa manière ainsi de confier des rôles à des comédiens non-professionnels (plutôt qu’amateurs) ou plus exactement professionnels dans des domaines similaires aux professions des personnages qu’ils sont amenés à interpréter. Viv Albertine, par exemple, formidable dans le rôle de D., n’avait jamais joué au cinéma mais était guitariste du groupe punk-rock les Slits, et donc d’une certaine manière une performeuse artistique, étonnamment à l’aise lors des scènes d’amour physique du film, d’une belle franchise sexuelle. Idem pour Liam Gillick qui n’avait absolument aucune formation de comédien mais exerce la profession d’artiste contemporain, soit exactement le métier de H. Par la suite, Joanna Hogg se reposera davantage sur un casting professionnel, engageant Tilda Swinton et/ou sa fille pour ses trois films suivants. Exhibition est d’ailleurs comme ses films suivants un film de mise en abyme, où la situation relatée possède une dimension d’interprétation et de signification multiples, et donc des correspondances avec le passé de la réalisatrice ou son projet-même de réalisation. Le film apparaît donc comme un parcours vers une émancipation souhaitée, celle du personnage féminin, qui n’en peut plus d’être emprisonné dans cette maison. Le fait que la maison soit quasiment transparente aux yeux des passants ou des voisins, nous interroge : peut-être l’exposition dans laquelle D. sera engagée à la fin du film se déroule-t-elle en fait sous nos yeux de spectateurs de cinéma?

Avec Exhibition, Joanna Hogg expérimente sur les terrains sonore et visuel, le film s’apparentant presque à une installation d’art contemporain sur la vie d’un couple. Exhibition est même dédié au défunt James Melvin, l’architecte de la maison du couple, véritable oeuvre d’art contemporain et peut-être personnage plus important du film, dont la caméra de Joanna Hogg explore avec une froideur apparente et une gourmandise refoulée les moindres recoins et replis. Alors que ses films précédents se caractérisaient par une certaine limpidité, l’opacité étend son empire à partir de ce troisième film. Ce procédé d’obscurcissement du sens pourra paraître abscons à un grand nombre de spectateurs. Mais Joanna Hogg a délibérément choisi de prendre des risques, de s’aventurer ici pour la première fois sur un terrain onirique, annonçant à l’avance Eternal Daughter, avec un épisode où elle brise la notion de continuité réaliste, lorsque son mari l’interviewe sur scène : on ne sait plus alors si c’est un rêve, un flash-back du passé de la vie de couple, ou bien encore une prémonition. Cette incertitude, cette indétermination chaotique, cette suspension du sens, rendent le film passionnant, à défaut d’être toujours très accessible.

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RÉALISATEUR : Joanna Hogg 
NATIONALITÉ : anglaise 
GENRE :  Drame 
AVEC : Viv Albertine, Liam Gillick, Tom Hiddleston
DURÉE : 1h44 
DISTRIBUTEUR : Condor Distribution 
SORTIE LE 29 mars 2023