Archipelago : chronique de vacances passagères

Alors que le premier film de Joanna Hogg, Unrelated, se déroulait sur un autre territoire que le sien propre, dans la ville italienne de Sienne, c’est à Tresco, sur une des îles Scilly en Cornouailles que la réalisatrice déporte une nouvelle fois son récit, et le tableau d’une famille anglaise en vacances pour fêter l’obtention d’un contrat bénévole d’Edward, le fils, qui choisit aussi de se rendre sur un autre territoire encore, en Afrique, pour aider à la lutte contre le Sida, après avoir travaillé à la City ! Retrouvailles familiales d’un quatuor devenu finalement un trio composé de Patricia, la mère, Cynthia la sœur et du frère – venu sans sa petite amie ! –, sans sains esprits, ni le père, qui semble avoir abandonné l’affaire mais qu’on suivra en hors-champ lors des appels répétés qu’il a avec son ex-épouse – détail qui fait penser aux appels répétés que passe Anna à son conjoint resté à Londres, dans Unrelated. L’absence, aux autres comme à soi, semble être un thème cher à la réalisatrice, qui l’exploite, à travers son scénario comme à travers l’usage de ses hors-champs ou de disparitions telles des personnages qui passent puis sortent du cadre. Du coup, auprès d’eux, la cuisinière Rose – chef de son vrai métier – et le peintre philosophe, Christophe Baker – qui joue aussi son propre rôle –, pour les accompagner à garder leurs corps (via les bons repas préparés) et leurs esprits (via les conversations métaphysiques sur la peinture et la nature) plus sains : est-ce parce que la cuisinière et l’artiste n’appartiennent pas à la même classe sociale que ces bourgeois ? Ici se retrouvent donc métaphoriquement les îles de l’archipel familial qu’elles composent, mis à part qu’entre elles, rien ne coule de source, et que c’est encore à un système d’opposition que Joanna Hogg fait appel pour évoquer les singularités des personnages. En effet, alors qu’on suit le déroulement de leurs journées, du dedans de la maison au dehors des magnifiques paysages rocailleux de l’île, avec leurs lumières et leurs tempêtes si bien rendues par l’image, ce ne sont que conflits qui viennent opposer notamment la sœur et le frère, en tous points contraires, l’agressivité amère de la première étant aussi insupportable que la passivité hautaine du second – dans un autre rapport relationnel, on trouvait le même type d’opposition entre les Verena et Anna d’Unrelated, rapporté à l’amitié. Systèmes de valeurs, comportements ou attitudes, le sage Edward et la revêche Cynthia semblent pourtant respectivement souffrir de quelque chose, l’absence imagine-t-on d’une des figures fondatrices de la famille ou d’un malaise proprement intérieur : voilà sans doute pourquoi, le fils se tourne vers cette autre femme que sa sensée proche sœur, voyant en celle, qui pourtant est attitrée aux tâches ménagères, s’agite pour honorer leurs commandes, a des soucis d’organisation au jour le jour, une présence, une alliée, une amie venue rompre la difficulté du conflit, du silence ou de la solitude. Durant cette fuite que les cadrages montrent en arrière-plan à la manière d’une perspective possible à l’écran – et déjà comme en peinture –, faussement possible en réalité, la mère et la fille déblatérant sur la situation de celui qui tente de se libérer d’elles dans un ailleurs inaccessible…

Depuis Le Déjeuner sur l’herbe de Renoir au Paysage pluvieux d’été d’Hammershøi, le cinéma de Hogg nous fait voyager à travers son image de cinéma et ses survivances empruntées aux arts visuels sur des territoires qu’elle nous invite à dénuder…

Perspectives, Joanna Hogg – qui a travaillé la photographie et arpenté les musées – semble donc s’intéresser à celles qu’offrent l’image picturale ou photographique, qui viennent, non pas en opposition cette fois-ci, mais dans une harmonie trouver, compléter un tableau d’images mises en mouvement au bon gré du mouvement intérieur de ces gens. En effet, commençant par une main en train de peindre et se finissant par un tableau manquant reposé au-dessus de la cheminée de la maison quittée, le film multiplie les plans fixes, en intérieur ou extérieur, jouant sur les lumières – claires et froides, sombres jusqu’aux crépuscules avec le passage par le clair-obscur –, et les couleurs, à la manière d’un Vilhelm Hammershøi – ses intérieurs, portraits de familles ou même paysages –, c’est d’ailleurs à une toile de Fragonard qu’elle emprunte le titre de son film The Souvenir ! comme si l’image figée souhaitait refléter l’état contraint et étriqué (dans leur cadre de vie) de ses personnages, comme si l’hybridation du mélange des genres révélait aussi la complexité des sentiments de celles et celui qui ne parviennent plus à se tolérer, se regarder, et se voir. C’est ainsi devant de nombreux tableaux, sans bande-son que les bruits extérieurs de la diégèse, que le spectacle, nous tiennent en tension comme dans un musée, ici un musée des horreurs lorsque c’est une parole ou un geste malheureux qui amènent le mouvement dans l’image par l’un des personnages : horreur car tout se gâte comme on le verra dans les deux scènes de repas – au restaurant où ils changent de table trop de fois, à la maison où ils finissent par s’invectiver –, voilà pourquoi il fallait des intermédiaires pour tenter de se faire rencontrer des membres d’une même famille. La présence de la cuisinière embauchée, Rose (chef de son vrai métier), et celle du peintre philosophe Christophe Baker (qui joue son propre rôle), montre également cette hybridité du cinéma de Hogg qui emploie des professionnels dans leur domaine, mais des amateurs au cinéma, qui les fait interférer au sein d’un groupe censé se connaître alors que ce sont des inconnus. En effet, durant que l’une écoute Edward qui la rejoint dans la cuisine la perturbant dans ses tâches, l’autre donne des cours de peinture : les moments sont plus doux, mais ils sont de toute façon critiqués ou critiquables, tout étant sujet de conflit. Voilà pourquoi aussi, les décors, et spécifiquement des pièces, sont là comme à la fois protectrices et enfermantes : ce sera le cas d’Edward qui fuit dans la cuisine ou s’isole dans sa chambre, avec les accidents qui l’accompagnent, un coup de feu que l’on entend ou sa tête qui se cogne… Évidemment on repense à l’Oakley d’Unrelated, et à la palette que commence à enrichir celui qui nous devient familier, le charmant Tom Hiddleston. Comme la palette des figures féminines – mère, fille, amie, sœur, épouse, célibataire – qui traverse l’œuvre de Hogg et dont l’absence à soi est capable de révéler autant qu’une expressivité marquée : on pense à Patricia, cette mère qui se retrouve entre ses deux enfants monstrueux, mais qui pourtant garde sa part – comme sans doute le père absent – de… mystère, comme de responsabilité…

De la fiction au documentaire, du dedans au dehors, du climat aux états d’âme, c’est un vaste archipel que nous invite à traverser ce second film.

Car paradoxe, dans ce récit où il ne se passe rien, où le silence prévaut, ce sont pourtant des cris de colère ou de désespoir que l’on entend lors des regroupements familiaux, le tout sans émotion montrée : Joanna Hogg travaille de nouveau comme – dans Unrelated ou Exhibition – une documentariste ou une sociologue, étudiant les comportements d’un groupe, sans doute inspiré et proche, on imagine, des cercles britanniques, avec leurs mœurs coincées, la pudeur de leurs convenances, ou l’explosion de leurs colères issues de frustrations non assez exprimées. Ainsi, finalement, il est impossible d’imaginer que les personnages sont heureux, ou à défaut contents, sont-ils davantage malheureux ? Ce qui compte reste l’effet-miroir et l’identification permise par la précision et la rigueur de ce qui est montré – qui, s’ils peuvent être tout à fait gênants tant le climat est froid, sont un tableau d’apparence tout à fait honnête et plausible. Finalement, Archipelago devient un archipel des (im)possibles, un lieu des rapports (in)humains que la cinéaste capte avec la plus grande attention d’un côté, tout en invitant de l’autre le spectateur à se faire sa propre idée, question d’expérience, d’éducation et de réflexion. On sait que Joanna Hogg apprécie le cinéma de Chantal Akerman, et sans l’émotion qui découle de ses films, elle semble s’inspirer de ses (sur)cadrages pour signifier les tensions humaines. À cette caméra-miroir des âmes des personnages qui nous avait fait caractériser la méthode Hogg dans Unrelated, on peut encore ajouter une corde à son arc, celle d’une caméra-paysage qui révèle leurs sentiments en miroir des états atmosphériques des lieux mêmes où elles campent ses personnages. Capable d’un cinéma précis au service d’une vision globale, nul doute que Joanna Hogg sait faire aller son cinéma très loin, à la manière d’une expérience humaine partagée, même si elle est fatigante : en témoignera son troisième film, Exhibition, article à lire sur notre site… très prochainement. D’ici là, on sait que Joanna Hogg fait œuvre, et que de film en film, en cohérence et ascension, elle devient une cinéaste à suivre.

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RÉALISATEUR : Joanna Hogg
NATIONALITÉ : britannique
GENRE : drame familial
AVEC : Tom Hiddleston, Kate Fahy, Lydia Leonard, Christopher Baker, Amy Lloyd, Andrew Lawson, Mike Pender
DURÉE : 1h49
DISTRIBUTEUR : Condor Distribution
SORTIE LE 29 mars 2023