Unrelated : dans la solitude des champs siennois

Après le Printemps du Cinéma en France, le passage à l’heure d’été, c’est le temps d’un « nouveau » cinéma britannique arrivant enfin sur nos écrans, et les ressorties de trois œuvres antérieures – Unrelated, Archipelago et Exhibition –, de la brillante Joanna Hogg, découverte au Festival de Cannes 2021, avec les deux parties de son Souvenir, et dont le film Eternal Daughter est actuellement sur les écrans. Son officiel premier long métrage, Unrelated, a pourtant tout d’une œuvre d’exception, restée isolée et étrangère à passer les frontières. Solitude, territoire, isolement, une bonne part des thèmes qui traversent ce récit, avec les sentiments qui les accompagnent, en miroir de ce cinéma qui n’était pas parvenu jusqu’à nous, on s’explique.

Le récit d’Unrelated s’ouvre sur l’arrivée d’Anna, venue rejoindre en terres italiennes, dans la magnifique campagne siennoise, sa meilleure amie Verena, en vacances avec mari et enfants : milieu bourgeois, demeure immense, piscine, voiture prêtée, personnel de service, rien ne manque au tableau du film de vacances de la famille dont les parents sont ici pour se prélasser entre spritz et vin du meilleur cru, quand leurs enfants sont là pour profiter de leur jeunesse à boire, fumer toutes sortes de drogues, s’amuser, à la ville comme à la campagne, jusqu’au bout des soirées. C’est dans la nuit qu’Anna arrive, pataude, son bagage à traîner, ayant laissé son Alex de compagnon à la maison pour souffler – le couple bat de l’aile, ce que l’on apprendra lors des appels répétés qu’elle s’efforce de passer après son footing journalier dans la colline, souvent montrée esseulée. C’est une première que soumet l’image de Joanna Hogg, sans trop de dialogues, dans des plans très cadrés, entre un collectif et une individualité, collectif dans lequel Anna devra trouver une place, sa place. Chaque jour, on partage avec ce petit monde, dans lequel la cinéaste nous a invités, les activités estivales : une deuxième opposition s’amorce lorsque Anna se désolidarise de son amie et du groupe des adultes préférant profiter de la joie et de l’innocence d’une jeunesse, d’une adolescence qu’elle semble avoir eue coincée, ou d’un lâcher-prise dont elle n’a pas l’habitude dans son quotidien. Son amie racontera d’ailleurs, sans aucune pudeur lors d’un Qui suis-je ? post-it au front collé, enfumé et arrosé, l’une de leurs frasques au lycée alors qu’Anna ne savait ni n’aimait fumer comment de s’étouffer les avait faites punir par le professeur irrité. L’émotion marque la gêne dans ce partage qui révèle les sentiments intérieurs d’Anna. C’est une troisième opposition qui jaillit de l’image de Hogg, notamment à travers des (parfois gros) plans sur son visage, venus montrer l’écart entre l’une et l’autre amie, la femme-mère imposante, parlante et autoritaire et la femme-enfant, discrète, fragile, maladroite presque mais qui reprend pourtant peu à peu le sourire quand la première se referme de n’être pas la préférée dans l’amitié : la direction de la caméra qui filme les groupes, du canapé au transat de la piscine, nous signifie quels regards sont portés, l’air de rien, et c’est là que le film commence à se sophistiquer avec une ingénieuse sobriété. Paradoxe donc et talent déjà, car alors qu’il ne se passe pas grand-chose, les images déroulant le récit offrent à la fois une rigueur presque documentaire mais une fluidité de mouvement (dû au montage) permettant au spectateur d’être un témoin familier et privilégié de deux types de mal-être. On peut saluer la qualité de jeu des deux actrices, respectivement Kathryn Worth, et Mary Roscoe, quand le jeu précis des acteurs n’est pas moins signifiant. Le nœud se complexifie par l’intermédiaire du beau blond de fils, Oakley, hédoniste plus que prodige malgré un certain contrôle de son image, qui en plus d’avoir la langue bien pendue, une nonchalance détendue, mène son groupe, attire l’œil d’Anna, voire sollicite sa libido. On ne saura pas dire immédiatement ni exactement si le personnage d’Anna est réveillé par le jeune homme et ses atouts – ses atours – ou si la compagnie d’un fils jamais eu vient ré.compenser une solitude inavouée… Là réside encore un talent de la cinéaste dont le travail sur la direction d’acteurs et les émotions qui les traversent, la géométrie des figures dans l’image, parfois juste des passages fugaces, révèlent toute sa singularité, à parler du groupe tout en faisant focale sur Anna. Car ce sera bien elle l’anti héroïne par excellence, partie d’un isolement pour en arriver à un autre, dans ce moment enchanté qui lui est donné à vivre où pourtant se joue sa propre tragédie.

Entre sa rigueur réaliste digne du documentaire et sa douce poésie à faire voyager dans les singularités, ce premier film de Joanna Hogg fait déjà partie des chefs d’œuvre de l’année.

Alors même qu’à distance et hors-champ semble se jouer la rupture avec son compagnon resté à Londres, Anna se fait belle, court après quelqu’un plutôt que seule, se dénude peu à peu, s’achète des dessous chics – et choc – et commence à imaginer combien sa chambre serait plus chaleureuse durant ces vacances si elle pouvait être accompagnée du chevalier qui l’attendrit et ne se prive pas de gestes tendres à son égard : malgré la petite différence d’âge, aucun jugement n’est posé ni par la caméra ni par la cinéaste qui fait le tableau de l’émergence d’un désir, au sein de la ville de Sienne, déjà enchanteresse, de place en église, grâce à une caméra qui discrètement fait apparaître les visages familiers dans la foule traversée. Magnifique, oui, Anna l’est, avec ses sourires qui la rendent de plus en plus rayonnante, alors que quelque chose sourd, comme l’exprimeront les différentes situations dramatiques et les bruits d’un sentiment qui n’a rien de serein émanant du travail sur le son. Nouvelle opposition, ou paradoxe même, lorsque de somptueux plans montrent l’insouciance des jeunes et d’Anna à travers champs, dans une photographie aussi picturale que cinématographique, surgissent successivement un accident de voiture, le refus direct et définitif d’Oakley de répondre au désir d’Anna, et une dispute à tout rompre entre son père et lui, impliquant un conflit entre Verena, sa mère, et Anna qui a tu les excès des jeunes gens. Joanna Hogg travaille les accidents : dans la circonstance de ces vacances d’été, Anna est délicate mais maladroite, loyale mais dans son inconfort, si elle sourit tant, c’est peut-être pour compenser la profonde mélancolie qui la poursuit. C’est en effet vers la fin du film que s’atteint l’acmé, à travers deux éclats énormes (de voix) filmés encore à la manière d’un paradoxe. D’une part, Oakley qui se fait brutaliser verbalement dans la villa par son père, formulant un mauvais vœu à l’encontre de son fils, alors que le groupe devant la piscine, face à nous, les entend, dans une attente, une distance, une gêne presque indifférente, et le grotesque d’une mise en abyme nous plaçant devant le spectacle au premier plan de ceux qui écoutent l’autre spectacle en hors-champ ; d’un autre, une Anna, isolée par tous, partie soudain et seule, avec son bagage – situation et image répondant en écho à celle de son arrivée –, finissant dans un hôtel de bord de route de la périphérie siennoise où son amie finira par la retrouver, fondant littéralement dans des sanglots incontrôlables avant l’aveu de sa solitude de n’avoir pas eu d’enfant, d’être sans famille, dans une effusion, un lâcher-prise, un entrelacement des corps au service d’un aveu. Le choix d’Anna d’avoir (trop) attendu avant de fonder une famille constitue son plus grand regret, et c’est à travers une scène intimiste cette fois-ci, à deux personnages, que Joanna Hogg nous convie, dans le huis-clos sordide de l’hôtel, que les deux amies quitteront pour rejoindre de nouveau le terrain premier, pour des départs groupés et des au revoir accélérés. Joanna Hogg a une double manière de générer l’intensité : soit par le choix de la sobriété, d’une distance presque documentaire qu’elle fait se réduire peu à peu, par son travail sur l’image, de ses plans larges à des plus serrés, de ses cadrages rigoureux à des prises de vues aux angles étonnants ; soit par le choix d’une expressivité, qui, si elle est pourtant déjà là par indices, finit par s’exprimer de façon plus généreuse et spontanée, à l’image des émotions qui animent les personnages. Le tout pour parler couple ou famille, amour ou amitié, aveu ou secret, inclusion ou rejet, solitude ou conformité, répétition ou irrégularité, à la manière d’un savant mélange entre Mike Leigh et Michael Haneke, un film pris entre le documentaire et l’essai, au bénéfice d’une recherche sur la fiction et la vérité : au jeu du Qui suis-je ? du départ vient alors résonner une scène excellente de repas où la famille a été conviée, comble de l’artificialité entre amis, et dans laquelle Anna, définitivement, ne s’y reconnaît, à admirer un canapé de l’époque de Mussolini…

Dans sa manière de montrer, par indices ou en toute expressivité, Unrelated offre une réflexion sur les territoires de l’image comme des psychés.

À travers son récit plutôt minimaliste, le portrait de personnages campés et rayonnants malgré leurs incapacités dans un moment donné, Joanna Hogg nous partage sa vision du cinéma : une caméra miroir des âmes, dont la justesse technique se met au service de la prouesse artistique : Unrelated – qui pourrait signifier ici « sans lien » et par extension « étranger », comme aussi « sans rapport » et par extension « indépendant » – arrive jusqu’à nos yeux comme une énorme surprise de cinéma, en toute humilité, laissant présager que les autres films de Joanna, attendus comme des bonbons sucrés d’un pied aussi ferme qu’exalté, contiendront autant à nous régaler.

5

RÉALISATEUR : Joanna Hogg   
NATIONALITÉ : britannique
GENRE : Chronique familiale
AVEC : Kathryn Worth, Tom Hiddleston, Mary Roscoe, David Rintoul, Leonetta Mazzini, Harry Kershaw, Emma Hiddleston, Giovanna Menell, Henry Lloud-Hughes, Jonathan Menell, Elisabetta Fiorentini et Giuseppe Fiorentini, Michael Hadley, Luisa Bartholomei
DURÉE : 1h40
DISTRIBUTEUR : Condor Distribution
SORTIE LE 29 mars 2023