Au commencement : la femme sacrifiée

La pandémie a eu pour effet pour le cinéma de retarder des sorties de films, parfois des blockbusters comme Mourir peut attendre, Dune, Les Eternels ou West Side Story. Néanmoins, ces films soutenus par de puissantes campagnes de marketing et de publicité ont fini et finiront par sortir, en atteignant leurs spectateurs. En revanche, la survie s’avère bien plus problématique pour des films indépendants, plus fragiles ou venant de cinématographies rares, qui auraient réellement eu besoin du soutien de festivals ou de prix. C’est le cas d’Au commencement, premier film georgien d’une jeune femme de trente-cinq ans, Dea Kulumbegashvili. Ce film labellisé Cannes 2020 aurait dû être présenté au Festival de Cannes 2020 qui ne s’est jamais tenu. Sans nul doute, en raison de la radicalité courageuse de son style, il aurait été certainement un sérieux prétendant à la Caméra d’or. Mais comme on le sait, ce prix ne fut jamais décerné. Il est donc possible d’imaginer le palmarès potentiel d’une édition qui fut annulée (Drunk en Palme d’or? True mothers en prix du scénario et d’interprétation féminine? Au commencement en Caméra d’or). Quoi qu’il en soit, Au commencement représente un premier film d’emblée impressionnant, prenant prétexte d’une montée de l’intolérance religieuse pour partager l’expérience de déréliction d’une femme qui va supporter de plus en plus mal sa condition d’épouse et de mère.

Dans un village georgien, des extrêmistes religieux incendient le lieu de culte des Témoins de Jéhovah. David, l’un des Témoins, et sa femme Yana, parents de Giorgi, et habitant le village depuis sept ans, discutent sur la conduite à tenir. David souhaite reconstruire le lieu de culte, après avoir collecté de l’argent, tandis que Yana préférerait quitter le village. Un policier soi-disant de Tbiliisi, vient au domicile de Yana, lui pose des questions intimes et la contraint à le masturber, avant de partir brusquement.    

Un premier film d’emblée impressionnant, prenant prétexte d’une montée de l’intolérance religieuse pour partager l’expérience de déréliction d’une femme qui va supporter de plus en plus mal sa condition d’épouse et de mère.

Ce qui intrigue à la vision d’Au commencement, de la part d’une jeune réalisatrice, c’est la maîtrise et la qualité des choix stylistiques. Le premier plan, un plan fixe de cinq minutes sur les préparatifs d’une cérémonie religieuse interrompue par un incendie, annonce fortement la couleur du style de Dea Kulumbegashvili, une cinéaste esthète et formaliste, Les quelques plans éloignés d’incendie ne manquent pas de faire penser à Andrei Tarkovski, en particulier à son oeuvre testamentaire, Le Sacrifice. La jeune Dea Kulumbegashvili a mis au point un dispositif cinématographique assez élaboré dont elle ne va pas dévier (plans-séquences fixes, rares panoramiques, vues en plongée) et qui pioche selon la situation chez Haneke, Kaurismaki ou Weerasethakul, pour s’inspirer de la cruauté de l’un ou de la sérénité de l’autre. Elle utilise à bon escient les plans éloignés (le plan-séquence du viol près de la rivière) ou les plans rapprochés fixes (Yana se reposant en pleine nature), faisant preuve d’une rare maturité dans la mise en scène.

En apparence, le thème du film prend prétexte d’une intolérance religieuse mais Dea Kulumbegashvili parvient de manière fine et subtile à glisser progressivement vers les états d’âme d’une femme qui se retrouve à interroger sa condition féminine (le beau plan en plongée où, à la manière d’Antichrist ou Mélancholia de Lars Von Trier, elle se retrouve allongée en pleine nature), passant d’épouse et mère modèle au personnage de Médée (le plan-séquence d’une sobriété effrayante où Yana révèle ce qu’elle a fait). Elle parvient même à suggérer que le harcèlement sexuel d’un policier dont Yana serait victime, pourrait être le fruit de son imagination malade d’ennui. Cette manière de travailler le hors-champ et le sous-texte, sans surligner ses intentions ni forcer le spectateur, montre que Dea Kulumbegashvili a déjà compris beaucoup de choses sur l’art de la mise en scène, ce qui en fait incontestablement une cinéaste à suivre dans les années à venir. Un commencement qui augure de beaux développements.

3.5

RÉALISATEUR :  Dea Kulumbegashvili 
NATIONALITÉ : georgienne 
AVEC : Ia Sukhitashvili, Kakha Kintsurashvili, Rati Oneli
GENRE : Drame 
DURÉE : 2h05 
DISTRIBUTEUR : Why not productions
SORTIE LE 1er décembre 2021