La Grâce : voyage à deux aux confins de la Russie

Présenté à la Quinzaine des Cinéastes lors du dernier Festival de Cannes, La Grâce est le premier long métrage de fiction du réalisateur russe Ilya Povolotsky qui avait mis en scène auparavant deux documentaires (Les Gens du Nord, un court métrage, et L’Écume sur des gens installés au bout du monde et qui survivent comme ils peuvent). Tourné dans l’ordre chronologique sur une période de 42 jours, cette œuvre sobre, superbement filmée (quoiqu’un peu aride), centrée sur la relation entre un père et sa fille, révèle un cinéaste à suivre.

Un père et sa fille adolescente sillonnent la Russie à bord d’un van qui contient tous leurs biens et le matériel d’un cinéma itinérant. Ils organisent des projections en plein air dans les villages reculés. Lors de leur périple, de brèves rencontres ponctuent leur solitude. Mais leur vie va basculer sur les rives de la mer de Barents…

S’il existe bien un écueil que Povolotsky évite tout au long de son film, c’est bien la sensiblerie et la mièvrerie.

S’il existe bien un écueil que Povolotsky évite tout au long de son film, c’est bien la sensiblerie et la mièvrerie. Au contraire, nous avons affaire à des personnages taiseux, peu bavards et il est d’ailleurs assez difficile de déterminer, dès les premières séquences, le lien véritable qui les unit ainsi que les enjeux du récit. Ce qui frappe surtout immédiatement le spectateur c’est la beauté et la force des plans-séquences que le metteur en scène compose avec talent. Ayant recours à de nombreux panoramiques circulaires ainsi qu’à de multiples plans généraux ou d’ensemble, il réussit à dévoiler les paysages hostiles, les territoires reculés de la Russie (du Caucase à la mer de Barents, plus au Nord) dans lesquels s’inscrivent ses protagonistes qui se lancent dans un véritable périple, à l’image de l’équipe de tournage qui a parcouru près de 5000 kilomètres. Des espaces qui illustrent parfaitement la mélancolie qui émane des individus qui peuplent le long métrage, dont les noms, d’ailleurs, ne seront jamais prononcés.

Ces endroits arides, qui apparaissent d’abord à l’écran dans la plupart des scènes, constituent un personnage à part entière, se faisant volontiers le reflet même des caractères et de la relation entre le père et sa fille.

On retrouve ici le regard d’un documentariste talentueux, capable de capter en quelques cadrages les étendues des steppes et des déserts, à la périphérie des aires urbaines, dans des campagnes où se tiennent debout seulement quelques bâtiments, comme des stations-service ou des hôtels abandonnés. Ces endroits arides, qui apparaissent d’abord à l’écran dans la plupart des scènes, constituent un personnage à part entière, se faisant volontiers le reflet même des caractères et de la relation entre le père et sa fille. A l’image des lieux qu’ils traversent ensemble (mais pour combien de temps encore ?) à bord de leur van, avec leur matériel de cinéma ambulant, ils sont les représentants d’un monde oublié, où la modernité ne semble pas avoir de prise. Ils tentent de survivre au quotidien. Leurs rencontres respectives sont furtives et ne s’inscrivent pas dans la durée : des femmes pour lui ; la découverte de la puberté et de la sexualité, l’envie d’aller voir ailleurs, pour une jeune fille qui devient femme (l’évolution se voit physiquement, une transformation s’opère littéralement à l’écran). De la même manière, le dernier moment du long métrage (que l’on se gardera de révéler bien entendu) nous renseigne sur l’absence que l’on ressentait au cœur de cette « famille incomplète » et qui les relie : celle de la mère, dont ces deux êtres portent le deuil. La communication est quasi inexistante entre eux (les silences étant très nombreux), elle passe par des regards qui traduisent parfois une certaine incompréhension réciproque.

Aidé par son directeur de la photographie, optant pour le choix de l’image granuleux de la pellicule, Ilya Polotovsky signe avec La Grâce un road-movie et une chronique intime d’une lenteur indéniable qui, certes, demande toute l’attention du spectateur. Néanmoins, l’ensemble n’en reste pas moins une proposition de cinéma très intéressante, un mélange de documentaire et de fiction bien dosé, lorgnant un peu du côté de Tarkovski (référence assez souvent citée ici ou là) mais creusant plutôt un sillon assez original.

Pour toutes ces raisons, on recommande bien évidemment La Grâce et on attend avec impatience la suite de la carrière de ce jeune cinéaste russe né en 1987.

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RÉALISATEUR :  Ilya Povolotsky
NATIONALITÉ : Russie
GENRE : Drame
AVEC : Maria Lukyanova, Gela Chitava, Eldar Safikanov
DURÉE : 1h59
DISTRIBUTEUR : Bodega Films
SORTIE LE 24 janvier 2024