Rencontre avec Patricia Mazuy pour La Prisonnière de Bordeaux : le goût de la légèreté et l’émotion de la profondeur. Deuxième partie

Après avoir analysé son nouveau film, La Prisonnière de Bordeaux, ce fut ensuite l’occasion de revenir sur la plupart des films précédents de Patricia Mazuy. Une oeuvre qui a mis du temps à se constituer de la fin des années 80 jusqu’au milieu des années 2020 mais présentant finalement sept films quasiment tous marquants. A travers cette interview, se dessine le portrait d’une créatrice exigeante et authentique, grande cinéphile devant l’Eternel qui nous parlera avec précision et pertinence d’Agnès Varda, Nanni Moretti, Clint Eastwood, Boris Barnet, Jean-François Stévenin, Justine Triet, Godard, Chabrol, Rivette, Truffaut, Eustache, Mocky, etc.

La Prisonnière de Bordeaux est sans doute votre film le plus accessible depuis Paul Sanchez. Je trouve que, depuis Paul Sanchez, en 2018, vous avez trouvé un autre rythme de tournage et de production.

C’est vrai car avant, c’était sept ans minimum entre chaque film. C’était dur. Vous allez voir, maintenant je vais en faire quatre par an (rires).

Comme Manoel de Oliveira qui a recommencé à faire des films à 70 ans et en a fait un par an…

Oui et je m’arrêterai à 91 ans!

Ah pourquoi 91? Comme Godard?

Parce que Clint [Eastwood], il a fait un bon film à 91 ans donc je me suis dit que je m’arrêterai là. La Mule, c’est un super film. Et Le Cas Richard Jewell aussi. Mais j’ai arrêté de vérifier son âge.

Concernant votre parcours, vous avez commencé avec Jacques Demy ou Agnès Varda?

Mon premier travail dans le cinéma, c’est Sabine Mamou, la monteuse de Demy et Varda, qui m’a fait devenir stagiaire sur Une Chambre en ville. Mais elle m’a rencontrée en 1980 quand j’avais demandé à Agnès Varda le numéro de l’avocat des Doors pour utiliser une musique. Du coup, Agnès m’avait prêté sa salle de montage et Sabine m’y a rencontrée un matin. Elle a vu que je ne savais rien mais que j’étais courageuse car je faisais trois heures de bus la nuit pour venir en salle de montage pendant qu’elle montait le jour. C’était aux Etats-Unis. Donc c’est Sabine Mamou qui m’a donné mon premier boulot payé dans le cinéma et je suis devenue monteuse grâce à Sabine. Après, j’ai monté Sans toit ni loi.

Ce qui vous a permis de rencontrer Sandrine Bonnaire qui a tourné ensuite dans votre premier film. Je suppose que vous avez une reconnaissance absolue envers Agnès Varda.

C’était super formateur quand on a fait Sans toit ni loi. On était tous très jeunes. On n’avait quasiment rien fait avant. Pourtant cela n’a rien à voir avec mon premier film. A l’époque je n’aimais que les polars et les westerns.

Vous apparaissez aujourd’hui comme une précurseuse, surgissant à la fin des années 80. Comment voyez-vous cette nouvelle génération de réalisatrices qui prennent un peu le pouvoir dans le cinéma?

Je ne les connais pas tant que cela. Je suis très amie avec Emilie Deleuze, on s’aide beaucoup toutes les deux. Par rapport à d’autres pays, il y a eu en France davantage de réalisatrices. Agnès Varda, Chantal Akerman, c’était la génération d’avant. Akerman, c’est un génie, même si ce sont des films assez « hardcore ». A la fin des années 80, il y avait aussi Claire Denis, Catherine Corsini…vous me posez une colle, j’aurais dû préparer ma fiche (rires). Il y en a plein, Catherine Breillat aussi…Par exemple, mon premier film, si je n’avais pas été une fille, il ne se serait pas fait. J’ai découvert ça avec fureur dans une interview du producteur deux ans après. Parce que cela l’éclatait qu’une jeune femme (j’avais 26 ans à l’époque) fasse un film avec des bastons de garçons. Et si je n’avais pas eu une bonne connaissance du milieu paysan, il aurait flippé. Je trouvais ça idiot comme prétexte, l’authenticité pour raconter une histoire. Je pense surtout qu’il est nécessaire de travailler, avant tout. C’est pour cela que pour La Prisonnière de Bordeaux, j’ai mis du romanesque parce que cela me faisait peur de parler des cités et des bourgeois car ce sont des milieux que je ne connais pas. C’est pour cela que je l’ai tiré vers le conte, du côté de l’incarnation et des actrices, pour faire rêver.

Maintenant il y a beaucoup plus de filles et c’est tant mieux. En fait, je n’avais jamais tellement considéré que c’était plus difficile pour une fille car j’estimais que j’avais surtout de la chance. Parce que j’étais une fille. Maintenant, c’est presque plus difficile pour certaines filles. Moi j’ai eu de la chance car, pour mon premier film, mon scénario n’était pas top. Il ne se ferait plus maintenant. Aujourd’hui, il devrait être plus formaté. Cela peut être nuisible car, pour les premiers films, il faut laisser des surprises. Car sinon les films se ressemblent tous. On a tendance à formater les scénarios et il faut résister. On ne peut pas dire que Nanni Moretti, ce soit formaté. J’adore Nanni Moretti.

Vous êtes fan de pas mal de cinéastes-acteurs.

Pas faux, en effet. Même Boris Barnet qui joue dans les films de Koulechov. Vous avez vu Les Aventures extraordinaires de Mr West au pays des Bolcheviks? Non, eh bien, il faut le regarder. Il se trouve sur la Cinetek.

Et vous, cela ne vous disait pas d’être actrice dans des films?

Ah j’ai fait un gros rôle dans un film d’Emilie Deleuze, Jamais contente. C’était super, je n’ai jamais gagné autant d’argent de ma vie. J’ai fait aussi une participation d’une journée dans Rodin.

Par rapport à la ruralité, de venir de ce milieu-là, fille de boulanger, petite-fille de paysans, vous étiez peut-être l’une des premières à le montrer, de manière moins superficielle que dans les films de l’époque.

Dans les films des années 80, cela m’énervait beaucoup. C’est pour ça que j’ai voulu faire Peaux de vache. Parce que j’ai pris une énorme claque avec Passe-montagne de Stévenin. C’est un chef-d’oeuvre, c’est mon film préféré de Stévenin, de loin. Jacques Villeret joue dedans et est absolument génial. Il date de la fin des années 70 et se passe dans le Jura.

Lui aussi, c’est un cinéaste-acteur.

Tout à fait. C’est pour ça que j’ai fait Peaux de vache, c’était pour le faire tourner. J’étais tombée raide dingue de lui. C’est tout à fait officiel, je ne suis pas sortie avec mais j’étais dingue de lui, mais surtout dans Passe-montagne. Car dans d’autres films, il m’énervait, il faisait son karaté, son show, dans Neige, dans Le Pont du Nord, etc. Sinon ce n’est pas tout à fait vrai qu’il n’existait pas de bons films sur la campagne. Quand Becker fait Goupi Mains rouges, c’est quelque chose. Mais dans les films des années 80, c’était uniquement en surface, avec des jupes à fleurs et des chemises à carreaux. Très bucolique, alors que la campagne n’est pas si bucolique que cela.

Aujourd’hui certains films essaient d’apporter une description plus réaliste de la campagne, Petit Paysan d’Hubert Charuel, La Nuée de Just Phillipot…mais c’est vrai qu’à l’époque vous étiez quasiment la seule.

Parce que j’aimais bien les moissonneuses-batteuses (rires)! Cela me remplaçait les diligences, j’étais contente.

Par rapport à la ruralité, peut-on toujours parler de la ruralité sans évoquer l’extrême droite?

Non je ne pense pas. Quand vous traversez la France et que vous tombez sur un village où il n’y a plus rien sauf un distributeur de pizzas, il existe une certaine désespérance. A côté, il existe aussi les paysans altermondialistes. Donc il se passe beaucoup de choses à la campagne. Dans Paul Sanchez, c’est traité, non pas la ruralité en tant que telle, mais les zones laissées à l’abandon.

En 1999, vous avez fait un téléfilm La Finale, sur la fille d’un militant d’extrême droite, qui arrive pendant la finale de la Coupe du monde de football.

Le thème de l’extrême droite y était traité à fond. Le Pen venait de remporter des élections dans le Sud. C’était Simon Reggiani qui était mon compagnon à l’époque, qui trouvait qu’il fallait faire un film politique. Le résultat est assez chaotique car on a écrit en tournant, donc c’est assez inégal. En plus, il y a eu des soucis de diffusion, le film n’est pas visible. En fait j’ai dû arrêter le film alors qu’il n’est pas terminé.

Travolta et moi n’est pas sorti en DVD non plus.

Oui mais c’est différent. La Finale, c’est un mélange de choses formidables et d’accidents industriels. Travolta est relativement réussi dans son format mais les droits musicaux n’étaient acquis que sur le territoire d’Arte et pour une durée limitée. Donc dans ce film et tous ceux de la collection, dans le mien en particulier car il y avait les Bee Gees qui ne figuraient pas dans le deal, il y a deux budgets de longs métrages à payer, en raison des droits musicaux, et c’est impossible.

Travolta et moi, je le trouve vraiment formidable, mais je sais que cela vous énerve un peu qu’on vous parle tout le temps de ce film.

Non, c’est vrai, il est très réussi mais ça tient beaucoup à l’actrice qui est vraiment géniale, Leslie Azzoulai. Le film dégage une énergie folle car c’est le sujet, l’adolescence et sa dépense d’énergie.

C’est tourné en gros plans en mouvement qui ne quittent pas d’un iota l’actrice. C’est un peu comme La Vie d’Adèle de Kechiche qui reprend peu ou prou le même principe de filmage.

Ce n’était pas vraiment réfléchi. La Vie d’Adèle, j’adore la dernière heure, lorsqu’elle perd son amour. Dans Peaux de vache qui avait une équipe lourde mais géniale, en particulier Raoul Coutard, mon papa de cinéma, à qui je dois beaucoup, je faisais très peu de plans car à chaque fois ça me prenait la tête. Pour Travolta, j’étais la première de la collection [Tous les garçons et les filles de leur âge, NDLR] à tourner, c’était pour Arte, je me disais que personne ne le verrait. Donc après Peaux de vache, j’avais décidé de tout essayer et que l’on s’éclate à tourner. C’est ce qu’on a fait.

C’est bizarre que vous dites que Travolta et moi ne puisse pas sortir a minima en DVD en raison des droits musicaux car, dans la même collection, Les Roseaux sauvages ou L’Eau froide sont sortis y compris au cinéma.

Oui mais ils ont été réalisés après et ont été présentés en festival, donc ils ont eu du soutien alors que Travolta n’avait qu’Arte. De plus, dès le début, ils ont préparé deux versions. Or moi, je n’ai qu’un seul agrément qui est l’agrément télévision. Pour Les Roseaux sauvages, Téchiné avait deux versions ; idem pour Cédric Kahn, idem pour Assayas. Moi je n’ai tourné que pour la durée du film, je n’avais pas deux versions. C’est une question d’agrément. Un producteur ne va pas sortir un film qui n’a pas de fonds de soutien, ni de visa pour sortir en salle.

C’est ce que me disait aussi Hafsia Herzi pour son téléfilm La Cour, qu’elle voulait sortir en salle. Mais elle n’a pas pu le faire.

En effet, car elle n’a pas le visa. Avec Arte, il y a des possibilités mais ce n’est pas toujours évident.

Travolta et moi, je tiens à dire que c’est un très bon film, peut-être le meilleur de cette collection d’Arte. J’espère qu’il sortira en DVD, Blu-ray un jour. Comme Peaux de vache qui est sorti aux Editions La Traverse, c’est d’ailleurs une très belle édition.

Oui, c’est vraiment un très bel objet. J’ai acquis les droits de Peaux de vache pour pas très cher, parce que je savais que je pouvais les vendre à Ciné Plus. Mais il fallait que je le restaure, et pour le restaurer, il fallait sortir un dossier de 80 pages et que des gens le sortent en DVD. Gael Teicher de La Traverse m’a dit qu’il le sortirait en DVD et qu’il voulait le sortir aussi en salle. Je lui ai dit « tu es fou, tu vas perdre de l’argent ». Il m’a dit « non, je n’en perdrai pas ». Il n’en a pas perdu. Je ne sais pas s’il en a gagné beaucoup mais au moins il n’en a pas perdu. Il a surtout fait un livre/DVD sublime. Je lui avais parlé de cette photographe, Claudine Doury, qui avait fait des photos argentiques sur le tournage. Il a négocié ces photos. Je lui ai juste ramené l’interview que j’avais faite à l’époque avec Serge Daney. J’étais vraiment émue jusqu’aux larmes lorsque j’ai vu le bel objet qu’il a créé.

Sur le livret, il y a même indiqué que cela entre dans le cadre d’une collection, Les Films de Patricia Mazuy. Donc il y aura d’autres films de vous édités de la même manière.

Oui, il a aussi édité Bowling Saturne. Il a fait un beau boulot. Les DVD cela n’a plus de sens aujourd’hui s’ils ne sont pas devenus des objets. Personnellement je n’achète plus de DVD, je vois des films en VOD. Sauf pour des films que j’adore, que j’ai déjà vus.

S’il a l’occasion d’éditer Travolta et moi, moi je le réclame!

Oh mais il le voudrait! Le problème, c’est que la collection Tous les garçons et les filles de leur âge dont fait partie Travolta et moi, appartient à Orange qui est en train d’être racheté par Bolloré. Donc c’est très compliqué…

Souvent les cinéastes femmes commencent par le documentaire et ont une vision assez hybride du cinéma, mi-documentaire, mi-fiction, comme Agnès Varda, Chantal Akerman ou plus récemment Justine Triet. Est-ce une spécificité du regard féminin ou l’acceptation d’une contrainte économique?

Je ne suis pas certaine de cette hypothèse. Faucon fait un cinéma très proche du documentaire, sans que ce soit féminin. Moi je n’ai pas fait de documentaires hormis un sur mon grand-père et un second scientifique. Vous voulez dire que les cinéastes femmes ont une attention plus grande au réel, c’est possible. Mais Petite nature, c’est plutôt un contre-exemple. Justine Triet, quand elle fait La Bataille de Solférino qui a une base documentaire, c’est aussi une métaphore du couple, et c’est vraiment marrant et intelligent. Akerman et Varda, toute une partie de leur filmographie, la moitié sinon plus, c’est du documentaire. En fait, Agnès, la fiction c’est pas son truc ; à chaque fois qu’elle a une fiction, elle la ramène au documentaire. C’est évident dans Sans toit ni loi, mais aussi Cléo de 5 à 7, un autre chef-d’oeuvre, c’est un documentaire sur Paris et son époque, la guerre d’Algérie. C’est une immense qualité. Une autre de ses immenses qualités, c’est de sentir quelque chose de l’air du temps, avant que cela se passe. C’est une qualité que je ne pense pas avoir. Par exemple, quand on a fait Sans toit ni loi, il n’y avait pas encore de SDF dans la rue. C’était rarissime, très marginal, cela commençait tout juste. Autre exemple, quand elle a fait Les Glaneurs et la Glaneuse, c’est sorti au moment où il fallait qu’il sorte. Elle a un sens du commerce et de l’anticipation très fort. Pour moi, dans La Prisonnière de Bordeaux, il existe une attention documentaire sur le fonctionnement des maisons d’accueil, avant que n’arrivent le romanesque, le mélo et la comédie. La première séquence du film, avec Isabelle Huppert, seule dans la maison, je l’ai réfléchie consciemment comme une séquence où on se dit que ce n’est pas Isabelle Huppert, mais que c’est Alma, une dame qui ne va pas très bien. Pour qu’on s’habitue à ce que ce ne soit pas Huppert en balade mais Alma. Le scénario initial commençait dans la maison d’accueil mais je ne savais pas comment je partais dans le mélo ou la comédie. On avait alors purement une grammaire de film social. C’aurait été difficile de partir sur un ton romanesque. Tandis que si on met en place le début avec Isabelle, le spectateur sait que la suite sera romanesque.

Si on examine votre parcours, vous avez tourné quasiment la moitié de votre filmographie de 2018 à maintenant.

C’est peut-être lié à des éléments de condition féminine. J’avais les enfants, la vie est passée avant. Les soucis de la vie ont empêché un parcours plus continu.

Croyez-vous que cela tient uniquement à votre évolution naturelle en tant que femme ou au fait que, depuis 2018, on apporte plus de facilités aux femmes pour qu’elles puissent s’exprimer et tourner?

Non, c’est vraiment conjoncturel. C’est lié aux sujets. Avant, si je m’étais mieux débrouillée mentalement, j’aurais pu faire plus de films mais à chaque fois que je voulais en faire, c’étaient des films très chers (rires). Donc ils ne se faisaient pas. C’étaient des super idées mais très chères. Donc maintenant j’ai compris. Il faut que ce soit moins cher. Paul Sanchez, c’est Yves Thomas qui me l’a amené, idem pour Bowling Saturne. Saint-Cyr, c’était très cher mais c’était une commande du producteur datant de 1992 et qui a mis sept ans pour se concrétiser en 1999. Il avait acheté les droits d’un livre et il m’a appelée parce qu’il avait vu Peaux de vache. Je suis plutôt satisfaite de Saint-Cyr, hormis à la fin du premier tiers, un léger coup de mou là, où maintenant si je le refaisais, je le réussirais mieux. Les premières séquences, quand on change d’actrices, quand elles ont quinze ans, on voit que l’utopie de l’école, cela ne m’intéresse pas tant que cela. J’avais un enfant mais très petit, à l’époque et l’école ne m’intéressait pas. Le film remonte au moment de la représentation d’Esther, et le fait que cela devienne ensuite une sorte de cauchemar. Les deux jeunes actrices, je les adore et Isabelle est formidable là-dedans.

Les deux actrices sont fantastiques, Nina Meurisse et Morgane Moré. Vous avez l’oeil pour dénicher de très bonnes jeunes actrices, comme aussi Leslie Azzoulai dans Travolta et moi.

Leslie ce n’est pas moi qui l’ai dénichée, elle a commencé à 9 ans dans un téléfilm de Didier Haudepin, et deux ans plus tard, est apparue dans Van Gogh de Pialat. Elle avait 15 ans dans Travolta et moi. En revanche, Nina avait 11 ans et demi sur Saint-Cyr ; Morgane avait 15 ans mais à l’image, il n’y a pas de différence. Ce sont des actrices formidables toutes les trois.

La thématique de l’extrême-droite que vous avez déjà traitée dans La Finale, cela ne vous tenterait pas de la traiter à nouveau?

J’ai un projet très compliqué qui parcourt trente ans d’histoire de France et qui traite du rapport du Français et de l’Arabe. Je n’arrive pas à l’écrire en ce moment. C’est un projet très ambitieux, qui part de 1958 pour aller jusqu’en 2011, avec un gros bout en 1986. Donc je ne sais pas si cela va le faire. Il faudrait que La Prisonnière de Bordeaux fasse des entrées et ce sera plus facile.

Vous pensez quoi de #MeToo et du climat actuel?

J’en pense une chose convenue qui est que je trouve cela bien que les gens se comportent bien. C’est bien qu’on sache qu’il faut faire attention aux gens. Néanmoins, les victimes collatérales de tout militantisme, c’est très dur. Il faudrait que la justice soit beaucoup plus rapide sur plein de cas. Car dans l’attente, les gens peuvent se faire lyncher sur des rumeurs. C’est terriblement dangereux comme ambiance. Le cinéma est très hiérarchisé et cruel donc c’est bien d’ouvrir la parole. Mais il faut faire attention à ne pas ouvrir des films de Fritz Lang à chaque coin de rue. Le milieu du cinéma, il ne faudrait pas le diaboliser avec excès, c’est comme le milieu du cheval, c’est comme tout milieu où il y a du pouvoir, de l’argent et de l’ego, ce n’est pas forcément genré. Idem pour le milieu de la mode pour les mannequins garçons.

Dans le milieu de la mode, même pour les mannequins garçons, des abus de pouvoir sont commis par des hommes, la plupart du temps.

Très juste, en effet. Cela n’a rien à voir mais sur Bowling Saturne, on avait préparé la séquence délicate du film à fond avec des cascadeurs, en chorégraphiant, sinon cela produit des scènes de sexe nulles et glauques. Tout a été fait en concertation avec les acteurs.

Cette fameuse séquence de sexe et de violence de Bowling Saturne, elle est très choquante, mais en même temps, très travaillée.

Il n’y en a qu’une mais une fois qu’elle s’est passée, elle irradie tout le reste du film.

Vous saviez que vous preniez un risque immense car il y a beaucoup de gens qui, au moment de cette séquence, quittent la salle.

Franchement, je ne me doutais pas que ce serait aussi dur à voir. Mais avant, en préparation, on s’est entouré de toutes les précautions possibles, on savait que cela serait très dur et même comme cela, cela a été vraiment très dur. Pourtant à l’habilleuse -il n’y avait pas encore le coordinateur d’intimité-, je lui avais dit, il faut que tu protèges les acteurs, y compris de moi, entre chaque prise. Tu les couvres, tu me dis quand je peux leur parler et s’ils ne sont pas en état, j’attends. Ils avaient une pièce pour eux. Parce que cette séquence, ce que cela révèle, ce que cela raconte sur l’âme humaine, c’était très dur.

Au tournage, ce devait être difficile mais au visionnage, c’est quasiment insoutenable. Vous vous en êtes rendue compte?

Oui, lors du visionnage et au montage. On disait, non on ne va pas travailler sur cette scène, on ira après. Mais c’est le sujet du film, c’est impossible à évacuer. Il fallait aller jusqu’au bout.

Vous n’avez pas eu peur d’aller aussi loin?

Au départ, ce sont les acteurs qui m’ont dit, il faut qu’on en parle, qu’on réfléchisse comment la faire. Je ne me rendais pas compte car dans le scénario, cette séquence faisait dix lignes. C’était à fabriquer. Ce sont les acteurs qui portent la scène. Au montage, la monteuse avait préparé la scène mais elle montait sans le son, c’était trop dur.

Les aboiements du chien, c’est obsédant et terrifiant...

Cela aidait en fait à ranger le film dans le genre. Old boy, quand on y pense, c’est très dur aussi. Or, comme Bowling Saturne, c’est français, on dit que c’est insoutenable.

Vous voulez dire qu’il existe une certaine discrimination selon les pays par rapport à la violence de ce qui est montré?

Je ne sais pas. Quand il est passé en Corée, dans un festival, je n’ai pas eu de problème. Ce n’est qu’un film. On est assis, tranquille dans son fauteuil. L’idée c’est de vivre des sentiments, des émotions extrêmes en tant que spectateur. En revanche, dans La Prisonnière de Bordeaux, je voulais explorer l’extrême de la douceur.

En France, Bowling Saturne a engendré du rejet?

C’est plus simple que cela. En France, il n’a pas eu de salles. Encore sur Paris, trois ou quatre salles l’ont gardé une ou deux semaines et c’était fini. En province, les salles le passaient deux fois dans la semaine, pas plus. Cela n’a pas de sens, tellement ils avaient peur. Tout le monde avait peur. Je faisais des débats où il y avait dix personnes et j’entendais « j’avais vraiment peur de venir, je suis venu juste parce que l’exploitant m’a supplié. Et je suis très content parce qu’en fait, ce n’est qu’un film! » (rires). Ok! (rires de plus belle). Je me suis dit qu’en fait, les films appartiennent aux gens qui les voient. Cela a été très difficile pour Bowling.

Vous teniez vraiment à le faire?

Oui mais au départ, le producteur de Paul Sanchez, c’est le même pour Bowling. Il nous a dit à Yves Thomas et moi de faire un « thriller féroce ».

Il a peut-être été un peu dépassé par le résultat.

Oui après, il m’a dit « quand même c’est pas drôle ». Je lui ai répondu, « bah non, cela ne peut pas être drôle, cette histoire ».

C’est sûr que, par rapport au ton décalé de Paul Sanchez…

Oui, mais cette fois-ci, il voulait quelque chose qui ne soit pas décalé, un film d’un seul ton, féroce. Je me suis appliquée à remplir la commande. Mais peut-être un peu au-delà de ce qu’il attendait.

Paul Sanchez n’avait pas trop marché non plus.

Non, c’est un gros bide. Il est sorti le 18 juillet, le jour de la victoire de la Coupe du Monde.

C’est vraiment dommage car ce film, Paul Sanchez est revenu, avait un sacré potentiel.

Oui, il est marrant. Le début est un peu maladroit et fragile mais après il est super. Je l’aime beaucoup.

Pour Bowling Saturne, vous avez repris le rapport entre deux frères très proches mais assez opposés comme dans Peaux de vache

Oui mais c’est avec Yves Thomas quand on cherchait une histoire. Cela n’a rien à voir, en fait. C’était surtout le bowling, la métaphore du lieu souterrain que je trouvais très forte. C’est devenu ensuite un film extrêmement noir, nocturne, avec en plus les circonstances de production, le confinement, etc. Les films se font avec ce qui se passe. A un moment, le film se fait de lui-même. On le fabrique mais il devient autonome. Quand on faisait La Prisonnière, je pensais qu’on pouvait croire en l’amitié entre les deux femmes mais comme on tournait dans le désordre, je me demandais si cela allait marcher. Il fallait travailler les couleurs, apporter des fleurs, raffiner sur les détails. Les tableaux étaient des vrais, prêtés par une galerie.

Pour Bowling, l’interdiction aux moins de seize ans a vraiment limité le film commercialement car cela a fait très peur à tout le monde. C’est devenu très rare aujourd’hui, cette interdiction. A une autre occasion, je suis tombée sur la juge qui présidait la commission d’appel de la commission de censure, Elle m’a dit « j’ai vu votre film. Je l’aime beaucoup. Mais je ne me prononce que s’il y a égalité des voix. En l’occurrence, il y avait une grosse majorité pour confirmer l’interdiction aux moins de seize ans. Néanmoins je trouve que votre film devrait passer dans toutes les écoles de magistrature car c’est le film le plus fort que j’ai vu sur la notion de passage à l’acte.  » J’ai trouvé ça intéressant qu’elle me dise cela car c’était cette notion qu’on avait particulièrement travaillée. Finalement le film ne passe pas dans les écoles de magistrature, les élèves doivent tous avoir moins de seize ans! Peut-être que si le film avait été en finlandais ou en coréen, il aurait marché! Avant, quand j’étais plus jeune, j’aimais des films d’épouvante. Il y a beaucoup de films qui sont bien pires…

Comment avez-vous traversé la période de confinement? J’ai déjà un peu la réponse : en tournant Bowling Saturne.

Essentiellement et en préparant le projet dont je vous ai parlé, sur soixante ans d’histoire. Il fallait que je travaille car j’avais besoin de travailler. Bowling s’est tourné pendant le deuxième confinement. Pendant le premier, j’étais confinée.

Certaines oeuvres vous ont-elles permis de tenir pendant le confinement?

J’ai revu plein de John Ford, des Peckinpah, tout ce que j’avais en DVD…une belle collection de westerns…plus les Boris Barnet, les burlesques soviétiques, je les adore. C’est l’époque où la propagande était un mot positif. Des films magnifiques ont été faits. Par exemple, il y a un film qui s’appelle Trois dans un sous-sol, d’un certain Abram Room, une espèce de Jules et Jim soviétique, mais beaucoup mieux que Jules et Jim, une commande pour la crise du logement à Moscou.

Godard et Chabrol par Raymond Cauchetier Sur le tournage d’à bout de souffle (jean-luc Godard 1959)

Quand vous dites que vous n’aimez pas trop Jules et Jim, que pensez-vous de la Nouvelle Vague? Vous avez des préférés?

Quand j’avais vingt ans, j’ai découvert Godard et c’était une grosse claque. Même aujourd’hui, c’est trop fort. C’est unique. Mais je ne vais pas m’amuser à faire du Godard, il n’y a que lui qui pouvait le faire, sauf peut-être Carax qui se trouve plus du côté de la BD, de l’enfance. Godard, c’est un philosophe autant qu’un cinéaste. Les autres, ils sont bien aussi. Mais Chabrol, par exemple, je ne le connaissais pas bien, je l’ai découvert après mes quarante ans. C’est une oeuvre considérable, c’est toujours intéressant. Truffaut, ce n’est pas trop mon truc, mais il y en a des bien aussi. La Femme d’à côté, La Peau douce, ils sont terribles, ces films. J’aimais bien Mocky mais pas tout. Les derniers, j’ai un peu lâché l’affaire. Mais Solo, Litan, A mort l’arbitre, il n’avait pas peur. Il savait comment utiliser de grosses têtes d’affiche, Serrault était vraiment bien chez Mocky. Cela peut rappeler un peu ce que fait Dupieux actuellement.

Vous aimeriez bien enchaîner les films comme lui?

J’aimerais bien mais je ne sais pas si je peux le faire. Je ne suis pas assez scénariste pour cela. Le seul scénario que j’ai vraiment écrit toute seule, c’est celui de Peaux de vache. J’aime bien écrire en collaboration, qu’on me propose des idées. Souvent, lorsque j’ai eu les idées à la base, les films ne se sont pas faits.

Les autres de la Nouvelle Vague?

Rohmer, c’est bien. Rivette aussi, c’est à la fois génial, et parfois exténuant, mais là où il est très fort, c’est la liberté des acteurs. J’ai revu assez récemment Le Pont du Nord, C’est sacrément bien. En revanche ses films de 4h, c’est un peu dur pour moi. Sauf L’Amour fou qui est dément, avec la puissance des acteurs, Kalfon et Ogier.

Sans L’Amour fou, La Maman et la Putain n’existerait pas.

Certainement. J’ai découvert aussi récemment Mes petites amoureuses, mon préféré d’Eustache, merveilleux. Magnifique, ce film, c’est aussi un documentaire sur son époque, comme pas mal de films de la Nouvelle Vague ou inspirés par elle. C’est l’abandon du tournage en studio, la légèreté du matériel. Ce sont parfois les circonstances économiques qui font certaines époques de cinéma. Dans mes films, contrairement aux apparences, Saint-Cyr a été tourné entièrement en décors naturels, en mélangeant sept abbayes, et en extérieurs, tandis que La Prisonnière de Bordeaux a été réalisé en studio (les parloirs).

Auriez-vous un film à recommander à nos lecteurs, en-dehors de tous ceux que vous avez déjà conseillés?

Mais il y en a soixante-dix, cent….(après un silence) La Chevauchée des bannis d’André de Toth. Je l’ai vu il n’y a pas longtemps. Je ne connaissais pas du tout ce metteur en scène. C’est Gael Teicher de La Traverse et Manfred de Potemkine qui me l’ont conseillé. J’ai acheté le DVD et c’est un film magnifique. Gael m’a passé d’autres films d’André de Toth en me disant c’est sacrément bien, j’ai trouvé ça nul. Mais celui-là je l’aime beaucoup.

Il y a plein de films, y compris des films très récents. Ah oui, il y a un film que j’ai adoré dernièrement, il n’est pas complètement abouti mais il est super, c’est Knit’s Island, Je l’ai vu au Méliès il y a trois semaines. C’est un documentaire très intéressant où trois réalisateurs de Montpellier qui pratiquent les jeux vidéo non-stop, ont créé leurs avatars à l’intérieur d’un jeu vidéo pour interroger les joueurs en ligne qui ont des avatars. Troublant. Un vrai voyage. Je ne m’y connais pas du tout en jeux vidéo mais j’ai vu souvent mes enfants dessus. Cela m’a beaucoup impressionnée. Cela m’a fait comme La Princesse Mononoké, un vrai voyage. J’ai vu aussi à La Rochelle Le Roman de Jim des frères Larrieu, que j’ai trouvé magnifique, très émouvant. Je peux vous donner d’autres recommandations ; Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia de Sam Peckinpah, Le Privé de Robert Altman…C’est grâce au Privé qu’il y a une chanson dans La Prisonnière qui irrigue tout le film parce qu’il y a ça dans Le Privé. J’adore Le Privé, j’ai dû le voir trente fois. Il y a deux films que j’ai dû voir au moins vingt fois, ce sont Le Privé et Habemus Papam.

Je connaissais votre affection pour les westerns, mais pas pour Le Privé ni Habemus Papam. Vous êtes une cinéphile de très haut niveau.

Et aussi beaucoup de films japonais, coréens, Oui mais pas pour tout, certaines choses me parlent, pas d’autres. Valse avec Bachir, je l’ai vu deux fois, j’ai adoré. Le Caire confidentiel aussi, Et j’irai voir le Napoléon vu par Abel Gance en version intégrale à la Cinémathèque.

Propos recueillis par David Speranski le 4 juillet 2024.

N.B ; la première partie de l’interview était centrée sur le nouveau film de Patricia Mazuy, La Prisonnière de Bordeaux ; la seconde a donc évoqué davantage les autres films de son oeuvre ainsi que ses précieuses recommandations cinéphiliques.