La Mule : tout acheter sauf le temps

« Il faut atteindre 99 ans pour espérer devenir centenaire » entend-t-on dans La Mule. Clint Eastwood n’en est plus si loin. Cette remarque, que lui-même énonce, est tout à fait représentative de l’état d’esprit bienveillant, détaché et plein d’humour qu’exprime la nouvelle oeuvre de cette légende vivante du cinéma américain. On l’avait laissé en pleine rechute jeuniste (Le 15h17 pour Paris, qui vaut peut-être bien davantage que sa piètre réputation), qui concluait une sorte de trilogie sur l’héroïsme américain, après deux films remarqués et remarquables (American Sniper, Sully). Cette fois-ci, il ne s’agit plus d’un héros mais d’un type ordinaire, arrivé au terme d’un long chemin de vie, qui va, grâce au hasard, essayer de profiter de la vie une dernière fois et de régler ses comptes avec lui-même et sa famille, afin de trouver une paix intérieure qui l’a toujours fui.

Ecrit par Nick Schenk, le scénariste de Gran Torino, La Mule renoue avec la veine mélodramatique, méditative et introspective du cinéma d’Eastwood, en célébrant surtout le grand retour de Clint devant la caméra. C’est ainsi à un beau voyage auquel ce film nous convie, une méditation sur le temps qui passe, une réflexion sur ce qu’on aurait dû faire et les choses essentielles qu’on n’aurait pas dû manquer sur cette Terre.

La Mule est surtout un film libre, témoignant d’une invraisemblable vitalité et d’une certaine radicalité effrontée derrière sa simplicité apparente, n’en faisant qu’à sa tête comme le personnage de Earl par rapport à ses employeurs du cartel mexicain.

Contrairement à Walt Kowalski, Earl Stone n’est pas un vieux ronchon peu aimable mais au contraire une sorte de pendant lumineux et bienveillant, toujours prêt à apprendre de la vie et des autres, en dépit de ses presque quatre-vingt dix ans. Clint Eastwood, lui-même en pleine forme physique à 88 ans, s’amuse d’ailleurs à imiter la démarche un peu limitée des vieillards de cet âge. Earl est donc plutôt sympathique mais a longtemps pratiqué la fuite permanente, n’étant jamais là pour sa femme et sa famille, trouvant toujours des occupations préférables dans son travail ou ses loisirs moins avouables. Aujourd’hui, alors qu’il est seul, son entreprise de lys d’un jour est sur le point de péricliter. Il se retrouve engagé par hasard comme chauffeur par un cartel pour passer de la drogue à la frontière mexicaine. Ce sera l’occasion pour lui de se refaire une santé financière et de réfléchir sur sa vie passée, en essayant de racheter ses précédentes erreurs surtout envers sa famille. Mais l’agent Colin Bates (Bradley Cooper), nouvel arrivé à la Drug Enforcement Administration (DEA), lui aussi en proie à des problèmes de famille, essaie de coincer cette mystérieuse « mule » que personne ne soupçonne.

Thématiquement, même si le personnage d’Earl Stone est l’opposé de Walt Kowalski, La Mule ressemble beaucoup à Gran Torino, puisqu’il s’agit aussi d’un personnage qui cherche à se réconcilier avec lui-même en rachetant au sens propre et figuré ses erreurs du passé. Comme dans ce précédent film, Eastwood en profite aussi pour s’interroger sur sa définition de l’Amérique et de la possible intégration des différentes communautés (asiatique dans Gran Torino, mexicaine dans La Mule). Structurellement, le film ressemble davantage à Un Monde parfait avec cette mise en parallèle du « vieux délinquant » et du jeune policier et leurs chassés-croisés permanents. En revanche, stylistiquement, Eastwood atteint ici une radicalité; et une simplicité d’effets et de moyens, jusqu’à l’os, si l’on peut dire, qui pousse sans la moindre esbroufe sa méthode vers l’essentiel. Eastwood a toujours préféré un style de mise en scène simple et efficace que La Mule sublime de manière humble et toujours accessible. Etant donné le sujet, en dépit des dissemblances de style, La Mule peut également beaucoup évoquer Une Histoire vraie de David Lynch. Comme dans ce film, un homme âgé part sur les routes à la rencontre de lui-même et de sa famille dont il était resté éloigné, même si La Mule fonctionne en divers allers-retours et Une Histoire vraie plutôt en ligne droite. On sait qu’Eastwood et Lynch se connaissent et s’apprécient, Lynch ayant engagé Francesca, la fille de Clint, dans Twin Peaks the Return, et Eastwood ayant fait la promotion de la Fondation de Lynch sur la méditation transcendentale. D’où peut-être une certaine identité de vues sur la vanité de l’existence et le fait de contempler sa vie passée pour essayer d’en réparer les erreurs.

Car La Mule est avant tout un film de réconciliation. Earl Stone se lance dans cette folle aventure de passeur de drogue, pour se renflouer financièrement, mais surtout pour distribuer de l’argent autour de lui, à sa famille (le mariage de sa petite-fille), aux vétérans du coin (la remise en état de leur local), pensant que faire le bien compensera d’une certaine manière cet argent illégalement gagné. Il se réconcilie avec son ex-femme (formidable Dianne West) atteinte d’un cancer, ose enfin lui dire qu’il l’aime et tente de renouer un lien avec sa fille délaissée (Alison Eastwood, la propre fille de Clint). Rongé par la culpabilité, il souhaite ainsi faire amende honorable mais il sait déjà qu’il est un peu trop tard. Il l’avouera ainsi à la fin du film : « je peux tout acheter sauf le temps« . Cette recherche du temps perdu, Earl la mènera au volant de son pick-up, en chantant des chansons de sa jeunesse. Le plus extraordinaire, c’est qu’Eastwood met en scène ces séquences de la manière la plus simple et frontale, et que cela suffit amplement, A la place de flash-backs redondants et superflus, à faire remonter devant nos yeux de manière grave et poignante son passé; ainsi que tous ses regrets par rapport à ce qu’il aurait pu faire et n’a pas fait. Comme dire à une personne qu’il l’aimait vraiment.

Certains parleront d’oeuvre testamentaire ou crépusculaire, remplie de références à l’oeuvre eastwoodienne et à son personnage de cinéma, toujours ailleurs et jamais fixé à un endroit précis. Cela montre que Eastwood a sans doute devant lui bien d’autres projets. Sans être le plus extraordinaire de ses films, La Mule est surtout un film libre, témoignant d’une invraisemblable vitalité et d’une certaine radicalité effrontée derrière sa simplicité apparente, n’en faisant qu’à sa tête comme le personnage de Earl par rapport à ses employeurs du cartel mexicain. Le film adopte ainsi cette liberté de ton tendrement impertinente, cet humour bienveillant, caractéristiques d’Earl Stone, un personnage, capable de qualifier ses employeurs mexicains, inverses des employés de son exploitation en difficulté, de « nazis », niant avec provocation le politiquement correct, en appelant des automobilistes en panne des « nègres », mais en les aidant avec le sourire, se moquant des gens qui ne peuvent se débrouiller sans Internet, profitant à près de 90 ans d’une soirée bien arrosée avec deux prostituées, etc. Mais ces excès de comportement sont aussi des signes de désespoir, des appels à l’aide pour celui qui reconnaît : « Rien n’est plus important que la famille. Ne faites pas comme moi : j’ai fait passer le travail avant la famille« . Famille biologique comme ici ou famille choisie comme dans Gran Torino ou le dernier Kore-eda, c’est en tout cas l’essentiel, le groupe, miroir de la collectivité, et par extension, la communauté des autres, notions que Earl Stone a négligées toute sa vie. Pour rendre cet hommage à la famille, Eastwood s’est entouré de la sienne, à la fois symbolique et véritable, Bradley Cooper (celui qu’il semble s’être choisi comme héritier spirituel, qui a repris son projet de remake de A Star is born) et Alison Eastwood (sa propre fille, qu’il retrouve bien des années après La Corde raide, Minuit dans le jardin du bien et du mal et Les Pleins pouvoirs). Comme il avait dédié Impitoyable à Sergio (Leone) et Don (Siegel), il dédie surtout ce film à « Pierre et Richard« , Pierre Rissient et Richard Schikel, deux extraordinaires défenseurs du Septième Art, deux de ses plus proches amis qui l’ont quitté l’année dernière. C’est donc aussi un film implicite sur le cinéma, les gens qu’on quitte, qu’on perd et regrette. On ne pouvait concevoir plus bel hommage à ces personnes regrettées et à cette famille du cinéma qui nous unit tous lorsque nous regardons ce film.

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RÉALISATEUR : Clint Eastwood 
NATIONALITÉ :  américaine 
GENRE : thriller, drame, biopic
AVEC : Clint Eastwood, Bradley Cooper, Laurence Fishburne, Dianne Wiest, Alison Eastwood
DURÉE : 1h56
DISTRIBUTEUR : Warner Bros 
SORTIE LE 23 janvier 2019