Twin Peaks saison 3 : Orphée et Eurydice

Le final de la saison 3 de Twin Peaks est à l’image de la saison entière, double, comme les Monts Jumeaux du titre: des deux épisodes proposés, l’un est brillant et attractif, comme Dale Cooper, l’autre volontairement déceptif et déstabilisant, tel Mr C. Dans le premier, l’épisode 17, Frost et Lynch ravissent les nostalgiques en se conformant peu ou prou au programme prévu; dans le second, l’épisode 18, ils brouillent toutes les pistes pour mieux égarer les spectateurs et aborder de nouvelles voies. 

Ainsi dans l’épisode 17, « The Past dictates the future », nous obtiendrons un certain nombre de réponses sur les interrogations qui nous taraudaient depuis des mois: l’identité de Judy (une entité maléfique très puissante, Jowday, dont le nom est devenu avec les années Judy, d’après ce qu’a confié le Major Briggs à Gordon Cole et Dale Cooper), le transfert d’identité entre Naido et Diane (la dissemblance physique est escamotée par Lynch en un clin d’œil par un joli tour de passe-passe). La plupart des personnages se retrouveront dans le lieu névralgique représenté par le bureau du Shérif: Mr C. , le Shérif Frank Truman, Andy, Lucy, Hawk, Bobby, Naido, Freddie Sykes, James, Dale Cooper, les frères Mitchum. Alors qu’on s’attendait à un Règlement de comptes à O.K Corral entre Cooper et Mr C., Frost et Lynch, avec beaucoup de générosité envers leurs personnages, ont préféré déléguer cette tâche à d’autres plus secondaires a priori. Si l’on pouvait se douter que Freddie Sykes, avec son gant vert surpuissant, allait sévir, puisque qu’il devait accomplir son destin à Twin Peaks (même si on n’imaginait pas qu’il allait réduire en mille morceaux BOB, extrait du corps de Mr C. par les Woodsmen), la surprise fut énorme de voir la frêle Lucy abattre dans le dos Mr C. Rien ne pouvait laisser prévoir que cette délicieuse standardiste à la voix flûtée sache se servir d’un revolver, un peu à la manière dont Chloé, l’informaticienne de la CTU, tue un homme pour la première fois dans 24 h Chrono. A eux deux, Lucy et Freddie éradiquent donc le Mal de Twin Peaks. 

En revanche, lors des épisodes précédents, Frost et Lynch avaient tellement accumulé d’indices en faveur de l’hypothèse Audrey qu’ils avaient réussi à nous faire oublier l’hypothèse principale, la plus évidente, que nous avions pourtant formulée, Dale Cooper est le Rêveur. Or, dans l’épisode 17, cette théorie devient prépondérante, ce qui est un peu normal, puisque les deux lignes narratives principales concernent son personnage ou ses avatars. Reste à savoir quand rêve-t-il et surtout que rêve-t-il? 

Cette hypothèse devient prépondérante car nous visualisons clairement au bout de la première demi-heure, une fois le cas de BOB réglé, le visage de Dale Cooper apparaître en surimpression alors que l’action se poursuit. Il apparaît pour la première fois lorsque Dale aperçoit Naido et se maintient ensuite pendant une dizaine de minutes, jusqu’au passage de Cooper dans une autre dimension. Cela signifie-t-il que le rêve commence à ce moment précis, l’histoire passant alors dans une sphère complétement irrationnelle? Ou que Cooper prend seulement conscience à ce moment qu’il rêve, ce qui signifierait qu’il aurait rêvé l’ensemble de la saison? Les deux sont possibles : la première option permet de préserver pour les spectateurs l’idée que les événements auxquels ils ont assisté se sont véritablement déroulés dans le cadre de la fiction ; la deuxième option est plus cohérente car l’action continue à se dérouler, pendant que le visage de Cooper se trouve en surimpression et prononce les mots fatidiques: « you live inside your dream (vous vivez à l’intérieur de votre rêve) ». On pourrait aussi penser que ce « vous » s’adresse au spectateur, et non seulement comme avertissement à Cooper, c’est-à-dire à lui-même.   

Ensuite le bureau du shérif sombre brutalement dans l’obscurité et nous voyons Dale Cooper, Gordon Cole et Diane Evans (le Fils, le Père et le Saint Esprit) se diriger vers la chambre 315 de l’Hôtel du Grand Nord, dont il a récupéré la clef auprès du Shérif Frank Truman, à travers des couloirs peu amènes. Il va de soi que nous avons quitté depuis longtemps toute notion de réalisme puisque ces couloirs ne ressemblent aucunement à ceux du fameux Hôtel. En quittant Gordon et Diane, il fixe un rendez-vous à cette dernière « at the curtain call » (rappel ou lever de rideau). Le manchot le guide ensuite vers Philip Jeffries (ou plutôt la théière géante qui en fait office, clin d’œil sans doute à Lewis Carroll) qui renvoie Dale Cooper dans le passé, très exactement le 23 février 1989, date de la mort de Laura Palmer.

Lynch reprend alors (mais en noir et blanc) quelques séquences du film Twin Peaks Fire Walk with Me, où l’on voit James et Laura partir dans la nuit et avoir leur dernière conversation. C’est l’occasion de se rendre à nouveau compte de la performance fabuleuse de Sheryl Lee dans le rôle de Laura Palmer, donnant corps et âme à cette adolescente perturbée. On aperçoit également Leo Johnson, Jacques Renault et Ronette Pulawski qui attendent Laura pour leur partie fine prévue ce soir-là.  Dans un effet du style Retour vers le futur, Dale Cooper observe caché dans un buisson ce qui s’est passé ce soir-là. Il décide d’intervenir pour modifier le cours des choses.

Il a souvent été question des influences de Bergman, Hitchcock, Wilder ou Buñuel sur Lynch. Pour cette fin de Twin Peaks, il faudra sans doute rajouter Cocteau, voire une des légendes les plus célèbres de la mythologie grecque. Dale Cooper voulant sauver Laura Palmer de la mort, c’est bien évidemment Orphée voulant ramener Eurydice des Enfers. Le parallélisme est d’autant plus frappant qu’il lui tient la main en avançant pour l’amener à la maison (Home), sans doute la Red Room, à travers un trou spatio-temporel, situé près du Palais du Lièvre, et que Laura disparaîtra lorsqu’il aura eu un moment de doute, en se retournant. Comme l’a énoncé Artémis dans le mythe d’Orphée, « ne te retourne pas », si tu ne veux pas voir disparaître tes illusions.       

Pourtant, en la sauvant, l’action de Cooper aura obtenu des effets positifs: les images du pilote de Twin Peaks surgissent alors, revisitées. Le corps de Laura ne gît plus sur la plage, enveloppé dans du plastique ; Pete Martell (apparition du comédien bien-aimé de Lynch, Jack Nance) ne découvrira donc pas son corps.  Néanmoins Dale n’aura pas réussi à la ramener à la maison. Est-ce parce que Sarah Palmer, dans une scène intrigante, aura détruit à force de coups ultra-violents la photo de sa fille? Où est donc passée Laura, n’appartenant ni au royaume des morts ni à celui des vivants?

Notons ici une magnifique réutilisation des images du pilote de Twin Peaks, pour leur donner un tout autre sens. L’épisode 17 se conclut devant des rideaux rouges (et non plus au Roadhouse) sur « The World spins », sans doute la plus belle chanson issue de la collaboration Lynch-Badalamenti, exactement la même chanson interprétée par Julee Cruise, un quart de siècle plus tôt, à la fin de l’épisode 14 de la saison 2, réalisé par Lynch, qui se concluait par la mort de Maddy, la cousine de Laura, assassinée de la même façon qu’elle. En dépit de la disparition de Laura, cet épisode se termine donc sur une note d’apaisement. Cela aurait très bien pu constituer une très belle fin, Orphée perdant Eurydice à la sortie des Enfers, satisfaisant la plupart des spectateurs, mais c’eût été très mal connaître David Lynch que de croire qu’il se serait contenté de cela, une fin douce-amère, rejouant plus ou moins l’accalmie suivant le traumatisme.

L’épisode 18 vient donc contredire et compléter le précédent. Dans un bref prologue de dix minutes, on verra successivement Mr C. brûler littéralement dans la Red Room, Mike le manchot créer un tulpa de Cooper et ce dernier réintégrer sa famille de Las Vegas, Janey-E et Sonny Jim, pour qui il sera toujours Dougie Jones. La fin est donc heureuse pour Dougie ; il n’en sera pas exactement de même pour Cooper.

Dans la Red Room, il revit certaines scènes de l’épisode 2 de la saison 3, parfois avec de légères fluctuations : ainsi, le manchot lui dira  » Est-ce le futur? Est-ce le passé? »; The Arm (et non plus The Evolution of the Arm) reprendra la question d’Audrey Horne « Est-ce l’histoire de la petite fille en bas du chemin? » ; enfin Leland lui demandera de « trouver Laura ».

Est-ce le futur? Est-ce le passé? Ni l’un ni l’autre. Comme dans L’Effet papillon ou La Vie est belle de Capra, nous nous trouvons désormais dans une réalité alternative, héritière de la modification spatio-temporelle survenue lorsque Cooper a préservé Laura Palmer de la mort. Or, si Cooper a sauvé le corps de Laura, il n’en est pas de même pour son âme. Cooper a perdu sa trace et c’est cette quête que va retracer l’ultime épisode de la saison. De plus, le rêve de Cooper révélé au milieu de l’épisode 17 continue.

Comme dans le film de Capra, où dans la dernière demi-heure, nous découvrons ce que Bedford Falls serait devenu si George Bailey (James Stewart) n’avait pas existé, nous allons donc voir ce qui serait arrivé si Laura avait échappé à la mort, sans pour autant survivre en tant que Laura. Cooper émerge de la Red Room, devant les rideaux rouges de Glastonbury Grove, où Diane l’attend comme prévu. Pourtant ce n’est pas exactement le même Cooper. Il semblerait avoir fusionné entre-temps avec Mr C. : voix plus grave, visage plus rigide, regard moins jovial. Il s’agit sans doute d’un effet de la modification spatio-temporelle: Cooper est désormais tout autant Cooper que Mr C.

Cooper et Diane partent sur les routes, dans le désert, au Texas. Cooper s’avère mystérieux et peu bavard, rappelant fortement le comportement de Mr C. Ils s’arrêtent à un motel où Diane, sur le parking, aperçoit un double d’elle-même. Tulpa ou hallucination? En tout cas, en faisant l’amour dans le motel, Diane semble pleurer, comme si elle revivait le viol commis sur elle par Mr C. . Cooper paraît d’ailleurs avoir adopté le comportement rigide et froid de ce dernier. Un indice confirme que Mr C. a fusionné avec Cooper, la chanson des Platters utilisée lors de l’acte sexuel est exactement la même que celle qui précède l’arrivée des Woodsmen dans l’épisode 8.

Au réveil, Diane est partie et Cooper trouve à son chevet un message adressé de Linda à Richard, histoire de montrer qu’ils incarnent d’autres personnages dans cette réalité alternative. A l’extérieur, le motel a changé ainsi que la voiture, signe que le rêve de Cooper se poursuit toujours avec des éléments interchangeables.

Il arrive à Odessa, une ville du Texas et s’arrête à une cafétéria nommée Judy (comme la fameuse entité maléfique dont parlait Gordon Cole). Il intervient lorsqu’une serveuse nommée Kristi (Francesca Eastwood, la fille du grand Clint) se fait agresser. Cependant sa manière d’intervenir ressemble bien plus à celle de Mr C. , sanglante et violente, qu’à celle de Cooper. Il demande ensuite à Kristi l’adresse de l’autre serveuse. En s’y rendant, il se retrouve face au sosie de Laura Palmer, avec vingt-cinq ans de plus. Elle n’a jamais entendu parler de Laura, Leland et Sarah Palmer et déclare s’appeler Carrie Page. Cooper s’aperçoit néanmoins qu’elle se trouve dans la détresse la plus totale, un macchabée trônant dans son salon. Il souhaite l’emmener à Twin Peaks voir la maison de ses prétendus parents. Même si elle continue à nier être Laura Palmer, elle accepte, désirant fuir sa réalité oppressante.

C’est bien évidemment Sheryl Lee qui interprète Carrie Page. Le personnage n’affiche plus rien de la reine de beauté du lycée de jadis. Le sourire n’existe plus, l’air est dépité, le regard est morne. Dale Cooper, en réussissant à sauver Laura Palmer, n’aura donc pas réussi à la  faire échapper  à une vie décevante et sordide. Le filmage de cet épisode 18 est à l’unisson, neutre et volontairement sans éclat, avec de longs plans nocturnes de route, comme si Lynch avait voulu à tout prix faire l’inverse de l’épisode précédent, une brillante fiction, et lui opposer une réalité désespérante.

Ces séquences de road-movie trouvent un écho moqueur dans les séquences de voiture de Blue Velvet et Sailor et Lula, où Laura Dern rayonnait d’une pétulance juvénile. Cette fois-ci, tout est ralenti, neutre et effacé. On dirait presque que Lynch a conçu ce dernier épisode pour faire un dernier bout de route avec ses acteurs préférés (Kyle MacLachlan, Laura Dern et Sheryl Lee).

On approche de la fin et on se doute alors que Lynch va laisser sur le bord de la route certains personnages qui seront sacrifiés, en particulier Audrey Horne. La théorie d’Audrey présentait trop d’indices concordants et ressemblait trop à ce qu’il avait déjà fait. Il ne pouvait sans doute s’en contenter. Comme pour l’utilisation de Lucy en tueuse de Mr C., Lynch a toujours eu besoin de déstabiliser, changer et évoluer. C’est ce qu’il va réussir à faire pour la fin.

On avance dans les rues de Twin Peaks la nuit. Cooper et Carrie passent en voiture près du RR fermé, dont l’enseigne continue à clignoter. Ils approchent à pied de la maison des Palmer et sonnent. Une femme blonde d’âge mûr ouvre. Elle déclare ne pas connaître les Palmer, être propriétaire de la maison qu’elle a achetée aux Chalfont (nom de la grand-mère et du petit-fils mystérieux de TPFWWM). Interrogée sur son identité, elle avoue s’appeler Alice Tremond (autre nom des Chalfont dans la série). Tout indique donc que Cooper reconstruit cette réalité alternative à partir de données vues, racontées ou vécues dans la série et le film.  

 Cooper et Carrie repartent décontenancés. Arrivés à leur voiture, ils regardent longuement la maison. Cooper demande, perturbé : « en quelle année sommes-nous? », ayant donc perdu toute notion du temps. Carrie ne répond pas mais on entend un cri à l’intérieur de la maison appelant « LAURA ». Ce cri – est-ce Sarah Palmer? Laura elle-même? – semble produire une faille dans la réalité alternative: Carrie semble se souvenir de son existence passée en un seul flash. Elle – Laura maintenant, bien plus que Carrie- pousse un cri terrifiant qui fait exploser l’électricité dans la maison. FIN.

Ce n’est pas tout à fait la fin puisqu’on verra sur le générique de fin les images de Laura Palmer chuchotant quelque chose de mystérieux à Dale Cooper dans la Red Room. Il s’agit des images des personnages vingt-cinq ans après leur premier contact dans cette pièce. Pour Frost et Lynch, il s’agit ici de désigner sans hésiter le cœur de leur histoire, Dale Cooper et Laura Palmer.

La réalité alternative produite par l’acte de Cooper aura apparemment effacé l’existence des Palmer. Néanmoins, comme on l’aura vu, elle aura eu des effets étranges, la transformation du comportement de Cooper qui intègre des éléments de celui de Mr C. et la survie du corps de Laura Palmer transformée en serveuse de cafétéria mais n’échappant pas à une existence malheureuse. Dans son rêve global, Cooper aura réajusté et réarrangé tous les détails mais aura définitivement échoué pour la deuxième fois à sauver Laura Palmer, comme Scottie a échoué à sauver Judy après Madeleine dans Vertigo, nouvel Orphée manquant à protéger sa bien-aimée Eurydice.

Comme Stanley Kubrick aura conclu son œuvre par une réplique révélatrice, « Fuck« , si les derniers plans de Twin Peaks s’avèrent les derniers de toute l’œuvre fictionnelle de David Lynch, ce dernier aura conclu son œuvre par un cri. Le cri du mal de vivre, le Cri de Munch, le cri qui glace le sang des films d’horreur (Sheryl Lee étant sans doute l’une des meilleures « screameuses » de tout le cinéma). Twin Peaks est donc une œuvre sur le désir de se protéger de la mort, de la nier, en filmant ses acteurs malades (Catherine Coulson, Miguel Ferrer, Warren Frost), en leur rendant hommage (de Frank Silva à Jack Nance). Mais c’est également une œuvre sur le mal de vivre, la souffrance intérieure, inéluctable, intolérable, celle que ressent Laura Palmer, quelles que soient ses incarnations, Dale Cooper représentant un peu l’auteur échouant à protéger son personnage des affres de la tristesse et du chagrin. C’est dans cette tension, cet entre-deux, entre la négation de la mort et la douleur de vivre que prend place l’œuvre de Lynch, et qu’elle lui donne tout son sens et toute sa valeur.