La Maman et la Putain : le temps de l’amour

C’est à une véritable résurrection à laquelle les festivaliers cannois ont pu assister dans la sélection Cannes Classics 2022. Bloquée depuis des années pour d’obscurs problèmes de droits, l’exploitation cinématographique et vidéographique du chef-d’oeuvre extraordinaire de Jean Eustache, La Maman et la Putain, va enfin pouvoir lieu. Les Films du Losange ont réussi à convaincre Boris Eustache, fils et ayant droit du cinéaste maudit, tragiquement disparu un matin de 1981. Pendant longtemps, La Maman et la Putain a été un mot de passe, l’emblème d’une confrérie secrète, un talisman mystérieux qui distinguait ceux qui savaient de ceux qui ne savaient pas. La Maman et la Putain c’est le type de film où « on tombe amoureux d’une fille parce qu’elle a tourné dans un film de Robert Bresson [Isabelle Weingarten, la Gilberte proustienne du film, NDLR]. Il a fait l’objet de rarissimes diffusions à la télévision, une à la fin des années quatre-vingts, une autre au moment de la mort de Bernadette Lafont et c’est à peu près tout. Disponible illégalement sur Internet, il bénéficie d’une aura qui entoure les oeuvres rares et précieuses, tombées miraculeusement de nulle part, tel un monolithe de 3h40, issu de l’inspiration poétique d’un cinéaste-poète suicidé.

Certes, me direz-vous, mais cela raconte quoi, La Maman et la Putain? Quelque chose entre le je ne sais quoi et le presque rien, comme dirait Jankélévich, une histoire de drague universelle, de triangle amoureux immémorial où Alexandre, un jeune oisif, dilettante et chômeur, vit avec Marie, une jeune femme, insérée socialement, la Maman, et drague dans les cafés parisiens Véronika, une infirmière qui affecte de mener une vie sexuelle libérée, la Putain.

Pendant longtemps, La Maman et la Putain a été un mot de passe, l’emblème d’une confrérie secrète, un talisman mystérieux qui distinguait ceux qui savaient de ceux qui ne savaient pas.

Pendant donc 3h40, ce seront donc des discussions interminables au sens positif du terme dans les cafés, faisant de La Maman et la Putain le symbole des films d’auteur parisiens, jusqu’à la nausée de la caricature, le nec plus ultra des films germano-pratins qui quadrillent un territoire précis entre le Quartier Latin et Montparnasse, contribuant à faire de ce bout de terrain un domaine cinéphilique propre à susciter les rêves de tous les cinéphiles. La Maman et la Putain, c’est aussi et surtout un noir et blanc sublime qui donne à chaque image une noblesse rare. C’est également un trio d’interprètes mythiques : Jean-Pierre Léaud, plus Léaud que nature, avec l’insolence provocatrice d’une jeunesse hallucinée, y trouvant son plus beau rôle, les films de François Truffaut étant compris dans le nombre, Bernadette Lafont, à contre-emploi dans un rôle de jeune bourgeoise raisonnable et pratique, et enfin l’extraordinaire Françoise Lebrun, inoubliable Véronika, qui y incarna le rôle de sa vie, dans un personnage inspiré par une idylle passée de Jean Eustache, celui d’une jeune femme désabusée par l’amour et les aventures, et attendit cette année pour retrouver un rôle de cette ampleur dans le Vortex de Gaspar Noé. Rappelons que la scène anthologique du trio au lit a été reprise par Noé, grand admirateur du film, en faisant dans Vortex le climax névralgique d’une déchirante tragédie familiale.

Il a été souvent dit que La Maman et la Putain radiographait les fragments d’un discours amoureux, celui de l’époque post-68 qui montrait une parenthèse « enchantée » où les femmes et hommes pouvaient jouir sans entraves de leur vie sexuelle hors mariage, une parenthèse coincée entre l’invention de la pilule et l’irruption du Sida. C’est bien évidemment vrai, en particulier via le personnage emblématique de Véronika, mais l’oeuvre monumentale de Jean Eustache ne peut se réduire à un triste résumé sociologique. Aujourd’hui, par bien des aspects, (le discours sur le sexe, l’opinion sur l’avortement), le film d’Eustache apparait presque réactionnaire. Néanmoins, si le film d’Eustache demeure dans tous les esprits, c’est en raison de caractéristiques stylistiques hors normes. A rebours de tout naturalisme, les personnages s’adressent aux autres en utilisant un vouvoiement désuet, antiréaliste, quasiment aristocratique, ainsi révélateur d’une noblesse d’âme qui a survécu dans une morne époque, Cette noblesse digne des chevaliers de la Table Ronde ou des aristocrates de la période précédant la Révolution fait d’emblée basculer le film dans la poésie absolue. Il faut préciser que le scénario et les dialogues épurés et mélancoliques de La Maman et la Putain font partie des plus beaux textes de la fin du vingtième siècle, au même titre que des oeuvres littéraires réputées davantage intégrées dans le corpus. Le film en soi peut paraître d’une belle lenteur majestueuse et hiératique mais étrangement, cette lenteur ne perd jamais le spectateur, fascinante de bout en bout, nous hypnotisant par un sortilège magique et nous faisant entrer dans une autre temporalité. Cette douceur terrible enveloppe le spectateur lui faisant perdre toute notion du temps, comme lors de cette nuit extraordinaire où Alexandre, Schéhérazade des temps modernes, enchaîne les histoires à n’en plus finir.

En 1973, La Maman et la Putain obtint le Grand Prix spécial du Jury, en dépit de l’opposition d’Ingrid Bergman, Présidente du jury, très choquée par ce qu’elle considérait comme un étalage de moeurs scandaleuses. Notre chère Ingrid, pourtant muse de Hitchcock et Rossellini, ne goûta guère le monolithe cinématographique de Jean Eustache. Aujourd’hui, la poésie triomphe enfin : retrouvez ces phrases extraordinaires dites de façon incroyable par Lafont, Lebrun et Léaud : « Quand je fais l’amour avec vous, je ne pense qu’à la mort la terre, à la cendre; […] -Alors. Vous faites l’amour avec la mort. – Pourquoi, vous voyez des rivières, des cascades ruisselantes…. » Ou encore une autre : « Avant, je m’efforçais de ne pas souffrir ou de souffrir le moins longtemps possible, sachant qu’un jour, je ne souffrirais plus. Mais quand l’amour, la réussite, la révolution, ne servent à rien…Vous savez, le monde sera sauvé par les enfants, les soldats et les fous. »

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RÉALISATEUR :  Jean Eustache 
NATIONALITÉ : française 
AVEC : Jean-Pierre Léaud, Françoise Lebrun, Bernadette Lafont 
GENRE : Drame 
DURÉE : 3h40
DISTRIBUTEUR : Les Films du Losange 
SORTIE LE  8 juin 2022