Knit’s Island, L’Île sans fin : poor lonesome gamer…

Premier long métrage des réalisateurs Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h (anciens étudiants de l’école des Beaux-Arts de Montpellier), Knit’s Island avait de quoi susciter pas mal d’interrogations, du fait notamment de son sujet (un voyage documentaire immersif dans un jeu vidéo) mais aussi de son traitement (uniquement des captations d’un jeu en train de se faire). La réussite indéniable de ce film n’en apparaît que plus éclatante.

Sous les traits d’avatars, une équipe de tournage pénètre dans des jeux vidéo en ligne et entre en contact avec des joueurs. À travers les rencontres avec ces personnages, leurs histoires, leurs imaginaires et leurs rapports sociaux, ce film nous fait poser un autre regard sur le virtuel et nous questionne sur le devenir de notre monde.

Les premières images, nous plaçant directement dans l’ambiance, ne surprendront probablement pas les amateurs de jeux vidéo en ligne (puisque c’est de cela qu’il est question ici), sans doute plus tous les autres, pour qui d’ailleurs ces « endroits » sont le refuge des êtres asociaux, complètement intoxiqués et souffrant d’addiction (aux écrans), n’exprimant aucune émotion particulière à l’intérieur du jeu. En somme, un espace nocif auquel sont associés de nombreux clichés, que le cinéma lui-même, dans la représentation qu’il en a faite, a contribué à véhiculer : que l’on songe, par exemple, au décevant Ready Player One de Steven Spielberg, sorti en 2018. Rien de tout cela dans Knit’s island, bien au contraire.

Le film se déroule dans DayZ, un simulateur de survie en mode post-apocalyptique, dont les différents lieux sont remplis de zombies

Le film se déroule dans DayZ, un simulateur de survie en mode post-apocalyptique, dont les différents lieux sont remplis de zombies. Les jeunes réalisateurs ont parcouru numériquement cet espace d’environ 250 km2 pendant près de 963 heures. Par l’intermédiaire de leurs avatars (sous la forme de reporters de guerre avec gilets pare-balles), ils partent à la rencontre des autres participants et des groupes qui s’y sont constitués. C’est d’ailleurs l’intérêt de Knit’s Island : ne pas s’intéresser au jeu lui-même, ni se focaliser sur des éléments attendus, mais bien rencontrer des joueurs. Le spectateur découvre alors des personnages plus ou moins loufoques, plus ou moins sérieux, parfois même inquiétants qui acceptent de répondre à leurs questions : un révérend mystique à la tête d’un groupe de survivalistes (et à la dégaine de cowboy) ; une femme chef d’un gang sadique qui tue et torture pour le plaisir ou encore un couple romantique. Très vite, cependant, les rôles endossés laissent place aux joueurs qui les incarnent. On assiste alors à de vraies confidences sur les raisons qui poussent toutes ces personnes, originaires du monde entier, à passer autant de temps devant leur écran d’ordinateur et sur ce qu’ils y recherchent (et qu’ils n’ont pas trouvé dans la réalité souvent triste, ennuyeuse). Ce qui, pour le moins, peut sembler paradoxal, dans la mesure où le spectateur est plongé pendant la totalité du long métrage dans un univers virtuel. S’inventer une vie dans un gameplay, y rencontrer des gens avec qui l’on est heureux de traîner, loin de tout sensationnalisme et surtout à moindre risque.

Ce que montre intelligemment et avec bienveillance Knit’s Island est le contraire, à savoir la possibilité de renouer avec les autres par le biais du virtuel

Chaque joueur apporte une réponse personnelle aux auteurs, révélant les facettes multiples du gamer, loin d’être une personne malade, droguée ou complètement hors-sol et dénuée d’humanité. A ce titre, l’échange avec le révérend, lors de la scène finale (du film ainsi que celle de sa participation à DayZ), est particulièrement émouvant et d’une grande sincérité. Du statut de révérend dans un jeu en ligne (qu’il n’est absolument pas dans « la vraie vie »), il devient sous (et à) nos yeux un individu qui possède une existence réelle. Cette transformation s’opère de la même manière pour d’autres personnages : ainsi, le couple qui arpente les routes de cette simulation confie aux réalisateurs qu’ils prennent plaisir à jouer mais uniquement quand leur enfant est couché, car ils ne souhaitent pas forcément qu’il devienne aussi dépendant qu’eux. Un autre protagoniste explique, un peu plus tard, qu’il vient en fait jouer pour combler un vide, qu’il ressent au quotidien, fatigué de son travail et d’une société ultra-connectée mais dans laquelle le lien social a fini par s’évaporer. On peut voir cette situation comme une sorte de pied de nez à tous ceux qui accusent le numérique de briser la sociabilité : ce que montre intelligemment et avec bienveillance Knit’s Island est le contraire, à savoir la possibilité de renouer avec les autres par le biais du virtuel.

Enfin, et c’est probablement le pari le plus réussi, le film, au-delà de ce qu’il dit sur les univers virtuels (à rebours de beaucoup de préjugés), est incontestablement une œuvre de cinéma

Enfin, et c’est probablement le pari le plus réussi, le film, au-delà de ce qu’il dit sur les univers virtuels (à rebours de beaucoup de préjugés), est incontestablement une œuvre de cinéma. Loin de se contenter de capter des images d’un jeu, il y a, à chaque plan, une intention de mise en scène, des choix étonnants au niveau du cadre, qui permettent de rendre parfaitement compte de la richesse des décors et des paysages traversés. On pourrait citer de nombreux passages mais l’un des plus beaux reste l’errance nocturne du groupe emmené par le révérend, durant laquelle certains personnages vont mourir. Se dégage alors de l’ensemble une certaine poésie et une réelle mélancolie.

Par sa forme hybride, mêlant habilement les genres et les formes (entre animation, machinima, film post-apocalyptique et western désenchanté), Knit’s Island échappe à une classification nette, et c’est tant mieux. Il constitue en tout cas une belle surprise, probablement le long métrage le plus fascinant sur un univers pourtant souvent mis en scène par la fiction mais avec moins de pertinence (Mad Max Fury Road).  

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RÉALISATEUR : Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h
NATIONALITÉ : France
GENRE : Documentaire hybride
AVEC : les joueurs de DayZ (dans la peau de leurs avatars)
DURÉE : 1h35
DISTRIBUTEUR : Norte Distribution
SORTIE LE 17 avril 2024