Oscars 2024 : Justine Triet, très improbable mais pas impossible…

Nous avons suivi avec passion, intérêt et émotion le parcours de Justine Triet lors de cette saison des prix cinématographiques lors des mois de janvier et février 2024. Voici qu’elle arrive enfin à la dernière étape, la plus redoutable, décisive et définitive, celle qui permet de laisser une fois pour toutes son empreinte dans l’Histoire du cinéma, la fameuse cérémonie des Oscars.

Depuis sa Palme d’or en mai 2023, gagnée de haute lutte entre autres face à La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer, Justine Triet a glané entre autres, grâce à Anatomie d’une chute, cinq Prix du cinéma européen, 2 Golden Globes (meilleur film international et meilleur scénario original), deux prix du Syndicat Français de la Critique de cinéma (meilleur film français, meilleure édition DVD/Blu-ray récente), trois Lumières, six César et un BAFTA Award (meilleur scénario original), etc. , sans vouloir tous les énumérer.

Cette fabuleuse razzia la place dans une situation éminemment favorable avant la cérémonie des Oscars de dimanche prochain. Elle reste néanmoins outsider car l’hégémonie d’Oppenheimer de Christopher Nolan, depuis sa sortie en juillet 2023, demeure impressionnante. Le film de Nolan a dominé pour l’instant toutes les cérémonies importantes (Golden Globes et BAFTA Awards, essentiellement, mais également SAG Awards, PGA Awards et DGA Awards). Rarement un film a été aussi favori à la veille de la cérémonie des Oscars. Il s’agit d’un parcours sans faute…hormis le César du meilleur film international qui lui a échappé au profit de Simple comme Sylvain de Monia Chokri, seule erreur de parcours d’une oeuvre qui a raflé presque toutes les récompenses auxquelles elle était nommée. Cela permettrait surtout à Christopher Nolan d’être le premier de sa génération de metteurs en scène à remporter la statuette suprême, damant le pion à Quentin Tarantino, David Fincher, Darren Aronofsky, Paul Thomas Anderson, Wes Anderson, James Gray, etc., de montrer que le film de super-héros (sa trilogie Dark Knight) mène à tout, à condition d’en sortir, et de devenir de facto le leader de cette génération de metteurs en scène américains qui a succédé au Nouvel Hollywood dans les années 90, si l’on omet quelques cas particuliers survenus dans les années 80 (les Coen, David Lynch).

Pourtant tout peut encore arriver. Une fois sur deux ou trois, aux Oscars, le favori n’effectue pas la moisson d’Oscars prévue, et c’est alors un film plus modeste, laissé quelque peu dans l’ombre, qui l’emporte. Citons dans les palmarès récents des vingt dernières années, Collision l’emportant sur Le Secret de Brokeback Mountain, Slumdog Millionaire sur L’Etrange histoire de Benjamin Button, Démineurs sur Avatar, Le Discours d’un roi sur The Social Network, Argo sur Lincoln, Spotlight sur The Revenant, Moonlight sur La La Land, Parasite sur 1917, Coda sur The Power of the Dog et l’année dernière Everything Everywhere all at once sur The Fabelmans. On voit à la lecture de tous ces titres que le statut de favori ne garantit absolument rien et que le soir venu, un autre film passé plus inaperçu pourrait sortir enfin d’une ombre relative.

Pourtant Oppenheimer a quasiment mis K.O. tous ses concurrents comparables. Killers of the flower moon de Martin Scorsese obtiendra au mieux (ce qui est loin d’être assuré) l’Oscar de la meilleure actrice, mais se contentera de faire de la figuration dans les autres catégories. Quant à Pauvres créatures de Yorgos Lanthimos, il s’est révélé bien trop clivant pour pouvoir concurrencer le blockbuster d’auteur de Christopher Nolan, que ce soit en termes de fréquentation ou de reconnaissance critique.

Reste donc comme principal outsider Anatomie d’une chute de Justine Triet. A priori lui est promis l’Oscar du meilleur scénario original, la plupart des votants, dont une certaine Jodie Foster, ne tarissant pas d’éloges sur ses mérites. Un deuxième Oscar lui semblait également destiné, celui du meilleur film international jusqu’à ce que le comité chargé de désigner le représentant de la France ne le désigne pas, à une voix près (fait cocasse, ce sont principalement des femmes qui ont voté contre Anatomie d’une chute, ou plutôt pour son concurrent, La Passion de Dodin bouffant).

Sur ce, Neon a décidé de lancer le film de Triet dans les autres catégories, s’inspirant de la stratégie payante qui avait été la sienne pour Parasite dont il était également le distributeur aux Etats-Unis. Le résultat ne s’est pas fait attendre : cinq nominations aux Oscars, dans d’autres catégories que le meilleur film international : meilleur film, meilleure réalisation, meilleure actrice, meilleur scénario original et meilleur montage. Si l’Oscar du meilleur scénario original ne fait guère de doute, il faudrait remporter un autre Oscar a minima dans une catégorie différente (réalisation, actrice, montage) pour pouvoir espérer gagner l’Oscar du meilleur film.

Si l’Oscar du meilleur montage paraît peu probable face à Oppenheimer et Killers of the flower moon, seule une victoire dans les catégories de la meilleure réalisation ou de la meilleure actrice pourrait faire espérer l’Oscar du meilleur film.

Or un film a été exclu de ces catégories, Barbie de Greta Gerwig. Etant donné que ces votes de nature a priori féministe ne pourront se porter sur ce film, ils pourront éventuellement se porter sur un autre film. Deux films peuvent se trouver en mesure de recueillir ces suffrages : Pauvres créatures de Yorgos Lanthimos au propos ouvertement féministe et Anatomie d’une chute de Justine Triet, unique femme nommée dans la catégorie de la meilleure réalisation. Si les personnes détenant ces votes ne s’abstiennent pas, tout repose donc sur leur choix dans les deux catégories à suspense (meilleure réalisation, meilleure actrice). Se portera-t-il sur Pauvres créatures, film clivant et production anglo-saxonne, ou sur Anatomie d’une chute, nettement moins clivant mais d’origine française? Comme dans la catégorie de la meilleure actrice, le trophée semble déjà préempté par Emma Stone (mais méfions-nous de Lily Gladstone et Sandra Hüller qui n’ont pas dit leur dernier mot). Reste donc surtout celui de la meilleure réalisation.

C’est ce choix qui déterminera le résultat final des Oscars, ainsi que le fait que Oppenheimer remportera sans doute la plupart des récompenses techniques, ce qui peut amener le collège des votants à récompenser un autre film, pour diversifier les lauréats. C’est pourquoi le triomphe d’Anatomie d’une chute à la cérémonie des Oscars apparaît, en reprenant les termes exacts du scénario original de Justine Triet et d’Arthur Harari, « très improbable mais pas impossible« . En tout cas, tous nos voeux l’accompagnent.