Parasite : Rubik’s cube

De Cannes à Hollywood, de la Palme d’or décernée à l’unanimité à l’Oscar du meilleur film, Parasite a conquis tous les publics sur tous les continents, ce qui en fait sans contestation possible le meilleur film de l’année 2019. Alors qu’après son triomphe aux Oscars (quatre récompenses dont le meilleur film, le meilleur metteur en scène, le meilleur film international et le meilleur scénario original), acquis au nez et à la barbe de Sam Mendes, Martin Scorsese, Quentin Tarantino et Todd Phillips, il est ressorti dans plus de cent salles en France et s’apprête à dépasser les deux millions de spectateurs, comment expliquer un tel phénomène? Parasite est ainsi seulement le troisième film à effectuer le doublé Palme d’or-Oscar à une époque où la compétition cinématographique est bien plus vive que lorsque Le Poison de Billy Wilder et Marty de Delbert Mann avaient réussi ce doublé historique. Parasite apparaît un peu comme une Cendrillon moderne dans un conte de fées cinématographique où le vrai talent a pour une fois réussi à s’imposer. 

Parasite, cumulant les genres et les dimensions, ressemble à un Rubik’s cube, pouvant susciter et satisfaire toutes les interrogations et les besoins les plus divers.

Que raconte donc Parasite? L’histoire de deux familles Kim et Park, l’une extrêmement pauvre, logeant dans un taudis, l’autre richissime, habitant dans une très belle maison conçue par un architecte qui en était le propriétaire précédent. Ces deux familles sont complètement symétriques et soudées : un père, une mère, une fille, un fils. Néanmoins les Kim appartiennent à une génération plus âgée (environ dix ans de plus) que les Park, ce qui répercute presque le même écart d’âge entre leurs enfants respectifs. Les Kim vivent de petits trafics et de travail au noir. Par le hasard d’une rencontre, le fils Kim, Ki-woo va remplacer le professeur d’anglais de la fille Park, Da-hye, une adolescente jolie et timide. C’est le début d’un engrenage qui verra la famille Kim phagocyter progressivement la maison de la famille Park… 

Parasite est donc tout d’abord un constat effrayant de la lutte des classes, toujours aussi vivace, qui partage deux parties antinomiques de la société. D’un côté, des arnaqueurs pauvres, mais malins et roublards ; de l’autre, des grands bourgeois à l’abri du besoin, qui sont quelque peu déconnectés du réel. Le thème existe de manière récurrente dans les films de Bong Joon-ho : The Host et Mother, se déroulant déjà dans des familles modestes, contenaient leur part de critique sociale, tandis que Snowpiercer mettait en valeur l’opposition entre les gens du peuple occupant le fond du train et l’élite privilégiée se trouvant dans les compartiments les moins accessibles. Mais ce conflit des classes n’a jamais aussi synthétique et apparent que dans Parasite. On pourrait croire que le film défend donc clairement des options de gauche, en racontant l’histoire du point de vue de la famille Kim et en rendant chacun de ses membres sympathiques, même si Bong Joon-ho ne force pas le trait en rendant complètement antipathique la famille Park. Il les filme simplement, de manière plus distante, le mari étant un peu hautain et méprisant, la femme terriblement crédule. Le mari tient à cette barrière de classe, ce qu’il évoque dans cette réplique extrêmement signifiante, « je n’aime pas les gens qui franchissent la ligne« , et son insistance sur l’odeur des gens pauvres (les Kim, les gens du métro), cette odeur de torchons sales que l’on fait bouillir,  qui différencie cette classe sociale de la sienne. C’est d’ailleurs le fait que M. Park renifle cette odeur qui explique la réaction viscérale de M. Kim à la fin. Néanmoins, globalement, les Park ne sont ni agressifs ni foncièrement antipathiques. Ils se signalent même par leur extrême gentillesse et leur sens de la convivialité, invitant les Kim à la fête d’anniversaire de leur fils, ce que Mme Kim expliquera à sa manière, « l’argent , c’est un bon fer à repasser. Très bon. Il efface tous les plis. » On pourrait croire que le film se borne à mettre en scène une opposition basique entre deux familles que tout sépare et que rien ne réconcilie. 

Or le film est bien plus subtil que cela. Les Kim sont clairement dépeints comme des arnaqueurs et des manipulateurs de la pire espèce alors que les Park, en particulier l’épouse, semblent être des victimes de leur naïveté, offrant leur confiance et quasiment leur amitié sans arrière-pensées. De surcroît, la troisième famille, le couple du sous-sol, la gouvernante et son mari, quasiment aussi pauvres que les Kim, ne recueille guère d’écho quand elle proclame aux Kim «  entre gens dans le besoin, il faut s’épauler« . Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, les pauvres ne s’unissent pas, ce qui aurait peut-être pu permettre un renversement de la classe dominante. Non, au contraire, ce sera chacun pour soi, les Kim luttant contre aussi pauvres qu’eux et les enfermant dans ces bas-fonds de la misère. Ceci explique que certains gauchistes un peu tâtillons pourront se révulser devant cette situation et critiquer le film comme n’étant pas complètement de gauche, car, au bout du compte, il perpétue le triomphe de la classe bourgeoise sur les prolétaires. Lorsque la maison changera de propriétaires, ce sera ainsi également une famille fortunée qui se l’appropriera. Par conséquent, Parasite réussit le petit prodige d’apparaître comme une fiction de gauche, tout en refusant l’union des plus démunis et en maintenant les privilèges de la classe dominante. Ce faisant, il gagne sur tous les tableaux, d’un bout à l’autre de l’arc-en-ciel politique. 

Il est d’ailleurs impossible de ne pas rapprocher Parasite d’autres films mettant également en scène ce conflit des classes. Des coïncidences sont possibles mais des similitudes demeurent frappantes. Le mari de la gouvernante se sert d’un couteau, comme un des personnages d’A couteaux tirés, pour commettre un meurtre dans le climax du film, le film de Rian Johnson opposant (étrange coincidence) une domestique immigrée à une famille de riches bourgeois au sein d’une belle demeure. A la fin de Parasite, le fils de la famille Kim, Ki-Woo se réveille d’un coma prolongé avec un rire narquois qui ne le quitte plus, exactement comme le rire dont est atteint Joker, interprété par Joaquin Phoenix, du fait de lésions cérébrales, dans le film de Todd Phillips. Ce rire figé, c’est un peu le rire du désespoir devant une situation sociale qu’il est impossible de changer, malgré tous les efforts, y compris les plus malhonnêtes. 

Parasite apparaît un peu comme une Cendrillon moderne dans un conte de fées cinématographique où le vrai talent a pour une fois réussi à s’imposer.

Si Parasite est le premier film non anglophone à triompher aux Oscars au plus haut niveau, il le doit donc à sa thématique universelle mais aussi surtout grâce à sa mise en scène absolument prodigieuse qui lui permet de briser toutes les résistances culturelles et d’abolir les frontières. On aurait pu croire que le premier film non anglophone (rappelons que The Artist de Michel Hazanavicius est hors sujet, étant un film muet), à réussir cet exploit, aurait été français, italien, allemand ou espagnol. Peu de gens auraient parié qu’il aurait été coréen. Or la fluidité exceptionnelle de la mise en scène, conçue en panoramiques et travellings doux et millimétrés, fait complètement oublier la barrière du langage et le sous-titrage, comme s’il s’agissait d’un film américain ou français.  Sur le plan topographique, la mise en scène de Bong Joon-ho parvient à inscrire mentalement en nous toute la configuration des lieux, en les explorant devant notre conscience réfléchissante,  ce qui représente une performance peut-être jamais vue. Comme si notre esprit explorait de la même manière le salon, le premier étage des chambres, le sous-sol ténébreux de la conscience diurne et l’escalier obsédant qui y mène. 

Le film passe de genre en genre, comme un jeu d’enfant, comme Tarzan de liane en liane. Il commence comme une comédie italienne, à la manière de Scola ou Monicelli, (on pense parfois à Affreux, sales et méchants), passe sans transition au thriller, puis au drame social et enfin se termine comme un film presque gore, mélangeant les genres avec une ivresse toute shakespearienne et une virtuosité digne d’un Scorsese ou Fincher. Parasite possède même une dimension métaphysique interrogeant les notions de destin et de plan préétabli : « tu as beau avoir un plan, jamais la vie ne se déroulera comme prévu« . Car la famille Kim, en dépit de tous ses beaux plans, se retrouve mise en échec face au réel et à la vie qui sont venus la surprendre au dernier moment. Parasite, cumulant les genres et les dimensions, ressemble à un Rubik’s cube, pouvant susciter et satisfaire toutes les interrogations et les besoins les plus divers. Qui est donc le Parasite du titre? La famille Kim, parasite social ne travaillant pas et s’introduisant par subterfuge dans une famille riche? La famille Park, riche et en grande partie oisive (surtout la mère), ne faisant rien de bien utile de ses richesses? Le couple du sous-sol vivant clandestinement aux crochets de la famille Park, déclassée et ne produisant rien? Toutes les conclusions peuvent convenir, ce qui explique pourquoi Parasite est un aussi grand film, chacun pouvant y trouver sa propre réponse. 

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RÉALISATEUR : Bong Joon-ho
NATIONALITÉ : Coréen du Sud
AVEC : Song Kang-ho, Sun-Kyun Lee – So-Dam Park
GENRE : Thriller, drame
DURÉE : 2h12
DISTRIBUTEUR : Les Bookmakers/The Jokers
SORTIE LE 5 juin 2019