The Power of the Dog : le spectre du masculin

The Power of the Dog signe le grand retour de Jane Campion au cinéma. En effet, après sept films en vingt ans, la première réalisatrice lauréate d’une Palme d’or (La Leçon de piano) avait déserté les plateaux depuis 2009. Durant ces douze ans de silence, elle n’est pourtant pas restée inactive, loin de là, menant à bien deux saisons de Top of the Lake, série célébrée par la critique, avec l’actrice culte Elisabeth Moss. Certes, on ne pourra que déplorer que ce retour au Septième Art se fasse sur Netflix, terre d’accueil des projets mal-aimés des grands auteurs de cinéma (Okja de Bong Joon-Ho, Roma de Alfonso Cuaron, La Ballade de Buster Scruggs de Joel et Ethan Coen, The Irishman de Martin Scorsese, Marriage Story de Noah Baumbach, Mank de David Fincher) et plateforme directement concurrente du cinéma en salles. Néanmoins, rappelons donc que, sans Netflix, ces films dont The Power of the Dog, n’auraient tout simplement pas existé. Avec ce film, Jane Campion s’aventure ainsi dans le genre du western mais The Power of the Dog dépasse de beaucoup la vision d’un genre par un auteur. Jane Campion y trouve le prétexte pour interroger la figure de la masculinité toxique, centrale dans le western, qui pourrait être la face apparente d’un iceberg soigneusement caché dans le sous-texte de nombre de classiques du genre, une homosexualité bien refoulée.

Montana, 1925. Les frères Burbank forment un bien étrange tandem : l’un, Phil, cow-boy fier de sa virilité et sa crasse assumées, vit dans le souvenir de son mentor Bronco Henry et dirige de façon autoritaire le ranch de la famille ; l’autre, George, sensible et avenant, vit dans l’ombre de son frère. Ils fonctionnent selon ce rapport de forces accepté des deux côtés jusqu’à ce que George tombe éperdument amoureux d’une veuve, patronne de restaurant, répondant au doux prénom de Rose. Il l’épouse et l’emmène vivre dans le ranch de la famille Burbank, accompagné du fils de celle-ci, Peter qui aime les fleurs et la décoration….

Jane Campion trouve dans The Power of the Dog, le prétexte pour interroger la figure de la masculinité toxique, centrale dans le western, qui pourrait être la face apparente d’un iceberg soigneusement caché dans le sous-texte de nombre de classiques du genre, une homosexualité bien refoulée.

Il eût été bizarre qu’une année cinématographique mettant autant en valeur les talents féminins se passe de Jane Campion, elle qui a servi d’exemple à toute une génération de réalisatrices, en étant quasiment la seule, hormis Kathryn Bigelow, à briller dans le cinéma des années 90 et 2000. Lorsque The Power of the Dog a débarqué à la Mostra de Venise 2021, il était d’ailleurs attendu comme le Messie et annoncé comme le grand favori de la compétition. Après sa projection, l’ensemble des spectateurs et journalistes s’accordèrent pour reconnaître l’excellence de la qualité artistique du film ainsi que son incontestable intérêt thématique. Néanmoins, avec The Power of the Dog, Jane Campion, contrairement à ce qui était attendu, n’a pas « plié le match », selon l’expression consacrée. Assez déroutant et subtil, volontairement peu spectaculaire, le film laissait de l’espace à ses concurrents, ce qui n’a pas échappé aux films rivaux de Paolo Sorrentino et d’Audrey Diwan. A l’arrivée, le film de Jane Campion termina avec le Lion d’argent de la mise en scène (soit donc 3ème), derrière The Hand of God (Grand Prix du jury) et surtout L’Evénement (Lion d’Or). Certains critiques profitèrent de ce palmarès inattendu pour estimer que Jane Campion avait été volée, au bénéfice d’Audrey Diwan et que le jury de Bong Joon-ho avait manqué l’occasion de couronner au plus haut niveau The Power of the Dog, selon eux, LE grand film de la compétition vénitienne. Qu’en est-il vraiment?

Si The Power of the Dog est un beau film fin et subtil, ne surlignant pas ses intentions, travaillant habilement son sous-texte, il ne répond pas complètement à la définition de western dans laquelle on voudrait l’enfermer. Bien plus que d’un film d’action, de cavalcades et de coups de feu, il s’agit d’un drame psychologique tendu et peu spectaculaire, une confrontation mentale. Au départ, le spectateur croit découvrir une intrigue à la manière des Frères Sisters de Jacques Audiard ; or Jane Campion nous entraîne bien davantage sur les rives de Reflets dans un oeil d’or, La Meilleure façon de marcher ou Le Secret de Brokeback Mountain. Elle parvient à nous montrer de manière assez sensible que si une masculinité est affichée de manière trop ostensible, c’est qu’elle représente en fait le reflet d’une mentalité inversée. Le principal ennemi de Phil Burbank est en fait lui-même ou s’il faut absolument en trouver un, la gentille Rose (excellentissime Kirsten Dunst qui truste quasiment toutes les meilleures scènes du film), en pièce rapportée dépressive et alcoolique. Dans les confrontations qui les opposent, la rudesse et les mauvaises manières seront les principales armes de dissuasion. A ce jeu, Phil semble être largement le meilleur, cf. le magnifique duel musical entre piano et banjo, peut-être la plus belle séquence du film. Pourtant comme dans Betty, l’un des plus beaux Chabrol, les apparences sont trompeuses et entre les combattants, se passe en filigrane un mécanisme de vases communicants. Le plus fort n’est pas celui que l’on croit et le plus fragile pourrait être le plus résistant.

De prime abord, on pourrait donc croire que Benedict Cumberbatch surjoue son rôle de macho sans peur ni reproche, en forçant dans les graves de sa voix, à la manière d’un nouveau John Wayne, alors qu’en fait, il est parfaitement distribué dans son personnage. Dans l’histoire, Phil Burbank surjoue en effet le rôle du mâle dominant, dépourvu de limites. Cumberbatch le montre dans toute son abjection méprisante à l’égard des autres puis progressivement, certains détails trahissent la sensibilité de ce propriétaire de ranch qui veut se faire respecter à tout prix par son attitude (ses études à Yale, certaines photos conservées, sa relation à son mentor). Les failles se font dès lors sentir de plus en plus chez lui, à travers son conflit quotidien avec Rose et surtout l’évolution de sa relation avec Peter, son neveu par alliance, plutôt efféminé, ce qui dévorera Phil de l’intérieur.

Or, si l’oeuvre de Jane Campion se révèle assez fascinante par la tension psychologique qui s’y fait jour, et d’autant plus passionnante pour les exégètes de la réalisatrice, The Power of the dog demeure assez peu spectaculaire pour marquer les esprits, du moins de la même façon que L’Evénement, constitué de plusieurs séquences-chocs qui ne peuvent laisser indemne son spectateur. Par conséquent, entre les deux, le jury de Bong Joon-ho a sans doute hésité mais a préféré révéler Audrey Diwan au plus haut niveau en couronnant son film -coup de poing, plutôt que confirmer Jane Campion avec un film qui, bien qu’assez brillant, ne figure pas parmi ses meilleurs. A niveau relativement égal, plutôt révéler que confirmer. Le fait que le film de Campion, hormis quelques avant-premières prestigieuses à la Cinémathèque ou au Festival Lumière, soit diffusé uniquement sur Netflix et ne soit pas destiné à sortir dans les salles, contrairement à L’Evénement, a pu peut-être jouer également.

En adaptant le roman éponyme de Thomas Savage (dont le titre est inspiré par le verset 22-20 des Psaumes de la Bible, « délivre mon âme du glaive, et ma vie du pouvoir du chien« ), Jane Campion reprend quelques-uns de ses motifs thématiques préférés, en les exacerbant jusqu’au point de rupture : le piano, emblème de la civilisation et de la sensibilité féminine comme dans la fameuse Leçon de Piano ; la masculinité toxique, déjà observée chez le mari d’Ada, ou les personnages masculins de In the Cut ou des deux saisons de Top of the Lake. Néanmoins, signe des temps, c’est sans doute la première fois, en plus dans un film de genre, que Jane Campion montre cet édifice de masculinité s’effondrer face à une féminité qui n’ose pas dire son nom. En cela, The Power of the Dog se révèle très actuel sous son masque de western.

3.5

RÉALISATEUR :  Jane Campion
NATIONALITÉ : Néo-zélandaise, américaine, australienne
AVEC : Benedict Cumberbatch, Kirsten Dunst, Jesse Plemons, Kodi Smit-McPhee, Thomasin McKenzie
GENRE : western, drame psychologique
DURÉE : 2h08
DISTRIBUTEUR : Netflix
SORTIE LE 1er décembre 2021